Des terres inhospitalières

Astrid Chaffringeon, Je ne chasse pas sur mon territoire, Éléments de langage, 2020, 224 p., 15 €, ISBN : 978-2-930710-21-1

chaffringeon je ne chasse pas sur mon territoireLa narratrice, une photographe d’origine espagnole, revient sur son parcours parsemé d’embûches, ses relations, ses rencontres, sa carrière, ses années à Paris, à Durbuy, sa résidence d’artiste sur une île finlandaise… Elle nous prévient d’entrée de jeu : nous aurons besoin de tous les éléments pour bien comprendre son histoire. Le récit, qui n’est pas linéaire, vagabonde entre ses pensées. De digression en digression, nous apprenons qu’elle est en prison. Depuis sa cellule, elle entraîne le lecteur dans son récit afin de savoir ce qui l’a amenée là.

À vingt ans, elle s’installe à Paris. Jeune artiste sans le sou, un peu barrée et légèrement mélancolique, elle trouve comme logement un atelier, « un mixte entre une loge de concierge désaffectée et une serre de jardin ». Le propriétaire n’arrive pas à le louer à cause d’un perroquet du Gabon peu commode, dénommé Lupus, qui y a élu domicile. Peu à peu, elle l’apprivoise et en fait l’objet de sa première série de photographies, Auto-immune, qui lui permet de rencontrer un galeriste. Elle vend peu à ses débuts, mais intéresse la presse. En filigrane, nous apprenons qu’elle entretient des rapports conflictuels avec sa mère qui a brûlé toutes ses photos et l’a chassée du domicile familial. Cette dépossession de ses biens la poursuit et va s’abattre sur elle à plusieurs reprises. S’ensuivent des relations amoureuses compliquées, des petits boulots pour payer son loyer, la rencontre avec Pascal de vingt ans son aîné, l’expulsion de son appartement, sa renommée grandissante, l’arrivée à Durbuy, l’ennui dans cette petite ville de province, les absences et le passé obscur des anciennes relations de Pascal, les travaux dans la maison, sa rencontre avec Fred et son père Rudy, la jalousie, l’envie, la passion…

Telle une plaidoirie, elle nous explique ce qui l’a menée dans cette geôle, comme si nous étions ses jurés et devions lui accorder notre clémence. Elle n’a pas peur de se perdre dans des digressions, de brouiller les pistes et assume certains souvenirs provocateurs ou très intimes. Cette longue introspection est comme le cri d’une guerrière qui a besoin de raconter. Le récit est composé de trois parties qui se passent, principalement, dans trois paysages différents : à Paris, à Durbuy et en Finlande. La tension monte. Peu à peu, les pièces du puzzle s’assemblent, même si la vérité n’éclate qu’à la fin.

La phrase « je ne chasse pas sur mon territoire » revient à plusieurs reprises, tel un leitmotiv, et soulève de nombreuses interrogations. Comme toujours, Astrid Chaffringeon soigne le choix de son titre, révélateur et symbolique. Un territoire est une étendue de terre où se déploie un groupe humain. Il implique l’existence de frontières. Ce mot peut évoquer un côté plus instinctif, animal, primaire. On défend son territoire, son sang, son corps, l’espace physique et mental que l’on s’est approprié. Une chute peut nous amener vers d’autres territoires, mais « peut-on amener un corps à se mouvoir vers un autre lieu que son lieu propre ? » Est-on libre de définir le territoire que l’on désire, de conquérir un territoire qui serait le nôtre et ne serait pas conquis par d’autres ? Est-il le même que nous soyons un homme ou une femme ? « Je ne chasse pas sur mon territoire », mais peut-on chasser sur le mien ?

Roman féministe, Je ne chasse pas sur mon territoire nous entraîne sur les traces d’une héroïne qui, apeurée et privée d’elle-même, s’est trop longtemps laissé porter par les événements et la domination masculine. Elle qui croyait nager à contre-courant verra sur sa route un prédateur qui la traquera. Elle qui, après avoir dénoncé la violence d’un proche, utilisera cette violence pour sa propre survie. Sans aucune revendication, on sent la plume engagée d’Astrid Chaffringeon qui, tout en douceur, invite les femmes à se délivrer de la domination patriarcale.

Ce roman, sombre et lumineux, désespéré et drôle, a quelque chose de minéral et d’organique. La langue est tout à la fois pure et crue. L’auteure nous offre de belles descriptions, quasi picturales. Tout comme son précédent texte, Chambre avec vue, ce troisième roman d’Astrid Chaffringeon est publié aux éditions Éléments de langage, comptoir éditorial indépendant spécialisé dans les OLNI (objets littéraires non identifiés).

Émilie Gäbele