En espoir de cause

Nicolas ANCION, L’homme qui valait 35 milliards, postface Isabelle Marx, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2020, 300 p., 9 €, ISBN : 9782875684912

ancion l homme qui valait 35 milliardsVoici donc que L’homme qui valait 35 milliards connaît une nouvelle vie éditoriale en faisant son entrée dans la collection Espace Nord. Le roman, paru en 2009, a connu entretemps une adaptation théâtrale produite en région liégeoise qui lui a assuré un rayonnement là où Nicolas Ancion en avait situé l’action, en prise directe avec la réalité sociale au centre du récit. En choisissant de parler de la fermeture d’un haut-fourneau liégeois, des conséquences pour les travailleurs concernés, l’auteur n’a pas pour autant renoncé à la fiction, même s’il a fait du magnat indien à l’origine de la décision un des personnages centraux du roman, de la première à la dernière page.

Dès l’entame, il est enlevé par des ravisseurs qui ont obtenu un entretien avec lui au titre de journalistes. Ce qui est à la fois faux (l’initiative en revient à un travailleur licencié et à un de ses amis) et vrai dans la mesure où une équipe de télévision accompagne l’équipée tout au long du roman. Nous assistons aux premiers échanges avec l’otage et découvrons au fur et à mesure leurs intentions. Il n’est pas question de demande de rançon ou de menaces physiques, mais bien d’interrogations  qui attendent réponses et qui portent sur le statut des personnes en présence. Avec cette demande répétée, qui renvoie par ailleurs au titre : 

Ce qui m’intéresse, moi, c’est de savoir combien vous valez, vous dans ce monde-ci. Vous et rien que vous. Ça m’intéresse de savoir à combien exactement vous vous estimez

Cette interrogation situe l’enjeu du récit : créer par un coup de force un face à face autrement improbable qui permette de dépasser la victimisation et de retrouver une part d’humanité perdue alors que des personnes licenciées voient leur valeur réduite à zéro.  Mais le patron séquestré est aussi entraîné malgré lui à participer à des installations artistiques conçues par un des deux complices. Il est ainsi transporté dans un univers qui lui est étranger et dont l’initiateur entend conserver des traces, voire en tirer profit. Autre manière de revenir à la valeur des choses et des personnes … Dans cette aventure, chacun mesure que la parenthèse prendra fin tôt ou tard sans trop savoir ni quand ni comment, l’essentiel étant dans les interactions créées à la faveur d’un rapport de forces. D’autant qu’interviennent d’autres personnages qui complètent le tableau dont un activiste véreux qui s’apprête à récupérer la situation au profit de son parti.  De toute évidence, la tension liée à l’issue demeure intacte et porte elle aussi le récit  qui ne cesse de prendre des détours incertains, l‘improvisation relative participant de la recherche d’authenticité guidée par une forme d’espoir impossible.

Il se dit que Lakshmi Mittal, ayant connaissance de la publication du roman, en a commandé la traduction et l’a lu, pour déclarer ensuite que cette publication était susceptible de lui porter préjudice. Son adaptation théâtrale a donné une autre résonance. Il est certain que Nicolas Ancion a frappé juste en parvenant à plonger dans la réalité la plus brutale, à puiser dans sa rage évidente et à en extirper une fiction qui, dégagée des schémas réducteurs (dominant-dominé, bourreau-victime), pose les questions qui renvoient à notre humanité, à ces interrogations inévitables qui nous touchent en notre nudité. Ce faisant, comme le développe Isabelle Marx dans sa postface, le roman s’inscrit dans la veine post-surréaliste qui est encore bien vivante dans notre littérature belge volontiers ancrée dans les réalités sociales et mâtinée de burlesque. On l’aura compris,  L’homme qui valait 35 milliards n’a rien perdu de sa superbe et il continue de secouer son monde, inlassablement.

Thierry Detienne