Dominique Rolin, aux premiers jours

Dominique ROLIN, Les marais, préface de Frans De Haes, postface de Laurence Ghigny, illustrations de Dominique Rolin, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2020, 294 p., 9 €, ISBN : 978-2-87568-485-1

rolin les maraisDans Lettre à Lise, dernier roman de Dominique Rolin paru en 2003, l’auteure mettait fermement en garde sa petite-fille, face à cette « piqure de mouche au poison mortel » qu’est le chagrin : « L’être humain est lié aux sangs douloureux des ancêtres, et nous leur devons la plus affreuse redevance qui soit. Ma chérie, n’en fais donc pas un plat, ce qui t’arrive est d’une exténuante banalité psychologique, par conséquent annulée d’office ». Tout Dominique Rolin est là, dans cette dualité qui fait écarter comme facilement négligeables des sentiments pourtant violents qu’elle a éprouvés durablement dès sa jeunesse, dans le noyau familial, et qu’elle n’a cessé de combattre par la suite quand elle les voyait à nouveau entrer en action au cours de sa vie.

Aussi se réjouit-on de pouvoir relire dans la collection Espace Nord le tout premier (et impitoyable) roman de Dominique Rolin, Les marais, édité en 1942 par Robert Denoël. Ce récit quasi onirique, construit autour de l’enlisement tyrannique qui régit, sans repères de lieux ni de temporalité, la vie d’une famille, est l’œuvre d’une jeune femme de vingt-neuf ans, bibliothécaire à Bruxelles, mal mariée, et dont la vie, qui lui repasse sans arrêt les mêmes plats sans saveurs, est un étouffoir… sans fin. Une volonté intérieure tenace de se désembourber, trouve pourtant à s’exprimer dans ce livre où la méchanceté, la dureté des gestes, les silences maléfiques et la mort, heurtent la magie des joies enfantines, le risque de l’amour, la quête d’un ailleurs incertain, qui passera peut-être par le rêve, le fantasme, et la puissance de l’inconscient.

Le livre, rappellent dans leur pré- et postface Frans De Haes et Laurence Ghigny, est de suite recommandé par Max Jacob – il pense comme beaucoup que Dominique est un homme… –, Jean Cocteau, et Pierre Seghers, qui salue « la féérie desséchée par le souffle de la violence » du roman. Maurice Blanchot y voit, lui, une sorte de réalisme fantastique à la manière de Franz Hellens… en beaucoup moins bien. En 1991, un demi-siècle et une œuvre littéraire considérable derrière elle, lors de la réédition des Marais chez Gallimard, la romancière reconnue adressera une lettre à la jeune débutante qu’elle était. Elle lui reprochera « la terreur génétique t’empêchant de croire à l’éventualité de l’amour, à la souveraineté de l’amour », concédant toutefois qu’elle manquait alors d’expérience, et reconnaissant au final : « nous nous devons beaucoup l’une à l’autre »

Soit donc, une bâtisse étrange, dont le dernier étage s’écroule, non loin d’une forêt, d’un étang, et d’une ville sans nom. La famille Tord (et l’on s’y tord en effet, en vrille continue) se compose d’un père dur et tyrannique (qui œuvre à un travail littéraire dont nul ne voit trace), d’une mère tout aussi tyrannique dans son désir absolu d’aimer et surtout d’être aimée de ses cinq enfants, Alban, Ludegarde, la petite Barbe, Polenka, Alexis. Autour d’eux, un peintre en mal de reconnaissance, nommé Ramage, Mag, la fiancée d’Alban, un musicien, Ur, dont s’éprend Ludegarde. Et puis le choc et la violence du quotidien, le rythme militaire des repas, les échanges impossibles et sources de malentendus, les gestes qui dérapent, un érotisme sourd, les fugues d’Alban, de Ludegarde, la mort de la petite Barbe. Cette scène d’agonie, Dominique Rolin la métamorphose en drame épique mais sec, s’attardant longuement sur la transformation du visage de l’enfant, dont, même morte, on ne parvient pas à fermer les yeux. Les années passent, et les dernières pages du roman ne laissent que peu d’espoir, tant cette demeure sinistre semble aimanter à jamais les protagonistes. Il y a dans ces noirs Marais des réminiscences littéraires et picturales, proches du roman gothique (façon Walpole), du théâtre de Maeterlinck, de la peinture flamande (les illustrations de l’auteure). Mais surtout, il y a ce plaisir de voir à l’œuvre une jeune écrivaine s’efforçant, comme tant d’autres aujourd’hui, de gagner sa liberté par l’écriture, en dénouant le nœud gordien d’une trame familiale oppressante. Et ouvrir ainsi la voie à l’existence même de cette fée éblouissante que fut, et reste, Dominique Rolin.   

Alain Delaunois

PS : Pour cette réédition, on aurait pu mettre à jour la notice bio-bibliographique : l’écrivaine « habite toujours » son appartement rue de Verneuil, son décès en 2012 n’est pas mentionné, pas plus que les quatre volumes de sa correspondance croisée avec Philippe Sollers, publiés chez Gallimard.