Jean Muno, Maître ès leurres

Jean MUNO, Jeu de rôles, Névrosée, coll. « Sous-Exposés », 2020, 210 p., 16 €, ISBN : 978-2-931048-42-9

muno jeu de rôlesDernier des neuf romans que l’on doit à Jean Muno (1924-1988), Jeu de rôles est bien davantage qu’un testament : il parachève une expérience littéraire globale et représente un aboutissement esthétique. Tenant de « l’école belge de l’étrange », Muno n’est pas à proprement parler un fantastiqueur. Les données de son onirisme, enraciné dans le réel, se renversent en une sorte d’« ironisme » magique dont il demeure un spécimen singulier.


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On sait que pour Muno, le qualificatif « héros » est indissociable de l’adjectif « exécrable », depuis qu’il campa sa doublure brabançonne dans un opus qui reste l’un des plus grands romans du malaise belgitudinaire. On pense aussi immanquablement à à l’incisif Joker, où tout repose également sur la déstructuration de la personnalité, ou encore à l’autoportrait sans concession campé, face à la digue, dans Ripple-Marks. Qui donc mieux que Muno aura su mettre en scène la modestie à la fois médiocre et touchante de personnages qui sont autant de ses propres facettes, réfléchies par ce miroir fragmenté qu’est toute fiction ?

Dans cette galerie, le double romanesque Fabre Déglantine – ce qui ne s’invente pas, sauf chez Muno – occupe une place de choix. Employé au Service des Dossiers en Souffrance, Fabre évolue dans l’atmosphère ronronnante de son Ministère. Le personnage est hypersomniaque, un « dormeur spectaculaire » qui peut piquer du nez à tout moment. À tel point que, poussé par l’inquiétude de son épouse envers son « somnambule somnolent », il consulte une doctoresse. Qui ne lui délivre pas de prescription, mais un conseil valant toutes les pharmacopées : « Et si vous écriviez, Monsieur Déglantine ? » Le malheureux patient a beau avoir une sensibilité et une conscience, comme quiconque, il ne prétend guère se hisser au niveau de son holorime. Et puis, pour qui, écrire ? « Pour vous-même », lui taque-au-taque la praticienne, qui a décidément réponse à tout.

S’amorce une mécanique romanesque aussi jouissive que perverse, structurée « en gigogne » comme le remarquait jadis Robert Frickx. D’une vertigineuse pirouette pirandellienne, Muno invente alors les personnages en quête d’un auteur… lui-même en quête de personnages ! Les récits s’enchâssent, passant des tentures tentaculaires à la solidarité du jogging pour arriver jusqu’à Dustin Hoffman. Les propos s’emboîtent à coups de dialogues désopilants, truffés de trouvailles lexicales, ce qui fait voisiner le rêveur Muno avec les plus ensauvagés des irréguliers du langage. Assurément, c’est du belge !

Dans une préface intimiste, Jean-Baptiste Baronian dresse un émouvant portrait de cet homme, fragile sans faiblesse, timide sans témérité, dont il fut le complice et sans aucun doute l’ami. Il rappelle l’« écrivain griffu », donc majeur, qu’était Jean Muno, ce que confirme aussi cette indispensable réédition.

Frédéric Saenen