Jean Louvet : l’art de sonner vrai

Jean LOUVET, Théâtre 5, textes réunis et présentés par Vincent Radermecker, préface de Marc Quaghebeur, AML éditions, coll. « Archives du futur », 2020, 464 p., 32 €, ISBN : 978-2507056940

louvet theatre 5Ce qui me séduit, c’est de rencontrer quelqu’un qui sonne juste. […] Quand je dis qu’il doit sonner juste, c’est par rapport à ce qu’il dit, à ce qu’il est et à ce qu’il va faire. […] C’est cette cohérence entre [son] visage, [son] sourire, [son] intelligence et [ses] agissements.

Ces propos de Jean Louvet pour parler des autres offrent un point de départ idéal pour baliser le chemin qui mène au cinquième tome du cycle consacré à son théâtre complet : Théâtre 5. Car une conclusion s’impose au sortir des cinq pièces rassemblées, augmentées des commentaires de Vincent Radermecker et de la lettre-préface de Marc Quaghebeur : le sentiment d’avoir lu quelque chose … qui sonne juste. Démonstration.

L’écrivain, historien du présent

Tout d’abord, la démarche qui préside au projet. Rendre à l’un des plus grands dramaturges belges francophones de ces 60 dernières années ce qu’il a apporté à la culture et à la société. Faire vivre son héritage individuel en le coulant dans l’écrin du patrimoine collectif. Le présent tome comprend cinq pièces écrites dans les années 2000-2010, qui portent l’empreinte du « dernier Jean Louvet ». La fin de l’ouvrage accueille cinq poèmes du même auteur, comme si cette mise en valeur de sa poésie à part entière consacrait le fil rouge de la prose poétique qui traverse tout le maillage de son œuvre théâtrale.

Deuxièmement, les œuvres de Jean Louvet sonnent profondément juste. Proposant un être-au-monde du créateur. Où l’artiste agit en historien de son époque en quête de traces, en archéologue du présent fouillant la matière sociétale difforme, en archiviste des trésors du passé menacés d’enfouissement sous la chape de plomb de progrès empoisonnés. Tout en imprégnant les territoires de la réalité au moyen des flux de la fiction. Jean Louvet, un auteur de chair et de sang car pleinement ancré et engagé dans son espace-temps. Un lanceur d’alerte métaphysique mettant en garde l’humanité contre « la croyance aveugle accordée aux modes nouveaux d’existence » : technoscience, néolibéralisme, primat de l’immédiateté, culte du Moi, hyper-matérialisme …

Même si ses pièces ne reculent pas devant l’odeur âcre du réalisme, Jean Louvet ne se contente pas de porter à ébullition le tragique d’une époque particulière et de la condition humaine en général. Il saisit la lourdeur de la mort, des blessures, des peurs, des angoisses et des conflits par la paume de la poésie. Réalisme, poésie et symbolisme onirique dansent d’un même élan. « Tous les grands dramaturges nouent dans le poétique ce qui irriguera – et que transformera – la partition théâtrale. »

Troisièmement, le travail de présentation, de sélection, de cohabitation des poèmes et des pièces, réalisé par Vincent Radermecker : il sonne juste. Empreint d’une admiration non moins immense que l’érudition qui l’abreuve.

Théâtre 5

Si ce cinquième tome présente moins « d’enracinement historique ou biographique », il a la vertu de nous immerger rapidement au sein de l’œuvre de Jean Louvet et d’en charrier les vibrations. Une mise en perspective accompagne chaque pièce, englobant généralement son cadre, sa genèse et sa réception. Le volet de la genèse nous fait ainsi pénétrer dans les coulisses du processus créatif, par-delà le quatrième mur qui sépare le regard du lecteur de l’intériorité du créateur. Notes, coupures de presse, embryons de récit, autant de morceaux épars destinés à se fondre dans un Tout, d’accidents voués à la mise en destin. Paradoxalement, au lieu de banaliser la transcendance de l’acte créatif et de l’œuvre finale, cette exploration de l’exploration la renforce. Car plus grand le chaos et plus nombreuses les informations récoltées, plus grand l’acte de les ordonner. 

Ma nuit est plus profonde que la tienne met en scène la tension entre l’amour de soi et l’amour de l’autre, entre l’enfermement du corps et l’ouverture à un désir spiritualisé. Un goût de menthe poivrée rassemble un couple à la dérive, criblé de peurs mais désireux de se réinventer. Bois du Cazier plonge les mains dans une mare de sang, la catastrophe minière à l’origine de 262 victimes en 1956. Le rebelle de Cométra interroge le bien-fondé de l’action militante, le harcèlement et les conditions de travail. Enfin, Le chant de l’oiseau rare « dénonce les dérives d’un Marché qui vise désormais moins la vente de produits que l’asservissement du client ».

Médecin-poète

Jean Louvet a l’étoffe d’un médecin-poète. Médecin, il diagnostique l’état de santé d’une société prise entre la période d’après-guerre et les chamboulements de la nouvelle modernité technologique, matérialiste et sociale, en répertorie les symptômes de pathologie. Poète, il dit et traduit son époque à travers le souffle d’une langue incarnée, émouvante, intime, « drue et juste ».

Les poètes ne sont pas inspirés madame / non / ils ex-pirent / un souffle noir.

À l’issue de la dissection, un bilan noir se profile, signalé d’emblée par Marc Quaghebeur : « déréliction psychique et sociale du sujet contemporain », « vampirisation du temps à travers les nouveaux modes de travail », « toute-puissance fallacieuse du Moi, qui rend impossible aussi bien l’amour que la fraternité et la solidarité ».

Jean Louvet aspirait toutefois aussi à un dépassement de ce tragique, plaidant pour une nouvelle forme de spiritualité et de citoyenneté, hors de la nasse du dogmatisme religieux et du cynisme rugueux des athées radicaux. Convaincu du pouvoir transfigurateur de l’amour et de l’Autre, il avait coutume de transposer sur scène les grands enjeux socio-politiques et existentiels par le chas de l’aiguille intimiste de rapports homme-femme.

Au tour de Jean Louvet, qui s’est battu toute sa vie pour sauver l’âme du monde, de trouver une plus juste place dans les mémoires grâce à un projet sauvegardant autant le corps de son Œuvre que son âme.

Julien-Paul Remy