Soleil noir

Monique-Alika WATTEAU, Je suis le Ténébreux, Névrosée, coll. « Femmes de lettres oubliées », 2020, 16 , ISBN : 978-2-931048-23-3

watteau je suis le tenebreuxSans courir l’anecdote, on ne peut évoquer l’œuvre artistique – picturale et littéraire – de Monique-Alika Watteau sans détailler quelques étapes de sa vie toujours en cours et débutée à Liège en 1929 sous le nom de Monique Dubois, fille du poète Hubert Dubois. Mariée au zoologiste belge Bernard Heuvelmans, fondateur de la cryptozoologie, elle divorce et épouse ensuite Scott Lindbergh, éthologue et fils du pionnier du vol transatlantique, avec qui elle partage aussi une passion pour les animaux et pour l’étude de leurs comportements, en particulier des singes hurleurs. Entretemps, très présente parmi les célébrités du Tout-Paris, elle  rencontre Yul Brynner et noue avec l’acteur une amitié amoureuse de plus de six ans. Et c’est tant le physique et le charisme de l’acteur (à qui elle doit son prénom additionnel d’Alika ou « petit félin » en langue tsigane) qui inspireront, formellement en tout cas, le personnage masculin de son quatrième et dernier roman, Je suis le Ténébreux, publié en 1962 sous ce pseudonyme de Watteau et qui fait l’objet aujourd’hui de cette réédition, à l’enseigne de la collection « Femmes de lettres oubliées ».

Amoureuse des animaux et panthéiste d’une sensibilité exacerbée, celle que Breton avait surnommée  « la sorcière des lettres », puise comme Cobra, l’héroïne du roman, à la même source l’inspiration de son double talent de peintre et d’écrivaine : l’universalité nietzschéenne du vivant qui hante toute son œuvre et s’exprime notamment dans les tableaux où la nature, volontiers anthropomorphe, mélange ces trois règnes dans une même célébration. À cet égard, l’image de couverture choisie pour cette réédition jette clairement une passerelle entre les deux pôles de son œuvre artistique. Avec une forteresse fantasmagorique dont la tour principale reproduit dans la pierre les traits tartares de Yul Brynner ou plutôt ceux d’Armand Cinabre, le « ténébreux » qui hante le récit sous les espèces opportunément fauves de l’acteur et ami, mythifiées à l’infini. « Armand » est considéré ici comme substitut de « Ariman » le dieu luciférien du mazdéisme, le « Cinabre » étant le sulfure de mercure, pierre à la fois toxique et réputée favoriser la transmutation alchimique. Couleur aussi de ce rouge particulier qui « enchante » les fresques pompéiennes de la Villa des mystères. Quant au « Ténébreux », il se réfère explicitement au « Desdichado » tombé du poème de Nerval et  dont le « luth constellé /Porte le Soleil noir de la Mélancolie ».

Le décor principal : l’île du Levant dont la plus grande part est occupée par un domaine militaire et la côte nord-ouest par le domaine naturiste d’Héliopolis fréquenté dans les années 1950 par nombre d’estivants notoires dont Brynner et Watteau. C’est là qu’une femme débarque pour une visite à la maison de sa fille Cobra, l’artiste-peintre qui vient de mourir à trente ans. Peu à peu au fil de leurs souvenirs communs, des confidences de Cobra, de ses cauchemars, de ses sensations, de ses illuminations, se révèle une vie tourmentée elle aussi, comme pour l’auteure,  par la quête d’un amour absolu pour tout le vivant. Une vie où brille sous une multitude de formes (félines, reptiliennes, etc.) le soleil noir d’Armand Cinabre, figure si éblouissante que son éclat efface les énigmes et les contradictions du bien et du mal, de la sagesse et de la déraison, de la mystique et de la sensualité, de l’amour et du désir, de la souffrance et de la joie, des auras de l’archange et de Lucifer…, mais aussi de la vie et de la mort : un choix qui lui est indifférent pourvu qu’il émane de Cinabre. 

Mais qui est Armand Cinabre ? Pour le monde, il est le plus célèbre de tous les médecins spécialistes de la chirurgie réparatrice. Son culte de la beauté lui intime d’ailleurs de rendre à ses patients défigurés leur exacte apparence du passé et de gommer toute trace de cicatrice. C’est lui qui, à l’appel de Cobra, accourt de façon quasi magique pour l’aider à ouvrir à son grand-père moribond l’univers infini de la mort. Lui aussi qui va la « réparer » parfaitement alors qu’un accident a fait de son visage « un fruit éclaté ». C’est toujours lui, du moins son double totémique (qu’il soit tigre, jaguar, serpent, chat noir…) qui, lors de nombreuses apparitions aussi bien sur l’île varoise que dans le décor hautement suggestif d’un manoir écossais, hante sa vie et ses nuits magiques et barbares, mais sans assouvissement sauf lors de la dernière qui sera aussi celle de la mort de Cobra, apocalypse assumée et acceptée comme offrande au maître de sa vie.

On comprendra que le fil du roman a moins d’importance et de résonance que l’univers mental et fantasmatique qu’il développe comme un long poème qu’il faudrait citer en entier comme la litanie hyperesthésique d’un amour fou. Non pour un homme, mais pour l’infinie jouissance d’étreindre le vivant et de résoudre le rapport à priori aporétique des mystères et de la fabuleuse richesse de la nature dans tous ses états, avec le surnaturel enfin confondus dans la vision de l’artiste. Comme l’écrit dans sa préface, la professeure Isabelle Moreels de l’Université d’Estrémadure, spécialisée dans la littérature belge francophone et particulièrement le domaine du fantastique :

Que nous nous laissions porter par l’enchantement jusqu’à la fusion du panthéisme, ou, à l’inverse préférions réagir rationnellement face à l’excentricité des chimères dans l’atmosphère envoutante créée par l’écrivaine anticonformiste, la lecture de ce roman osé et original, si heureusement republié plus d’un demi-siècle après son unique édition, ne nous laissera pas indemnes.

Ghislain Cotton