On se casse

Caroline DE MULDER, Manger Bambi, Gallimard, coll. « La Noire », 2020, 206 p., 18,50 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 978-2-07-289349-0

de mulder manger bambiDans la chambre de ce luxueux hôtel, l’homme nu est ligoté et bâillonné sur le lit. De l’autre côté du gun, le revolver, qui le menace, il y a une adolescente de presque 16 ans, Bambi, Hilda de son prénom, Dada pour sa mère. Le vieil homme a été attiré par le biais d’un site de rencontres, de sugardating. Bambi, aux yeux de biche, ne supporte pas qu’on la touche, mais elle apprécie l’argent liquide, la montre, l’ordinateur et tout ce qui est monnayable. Elle se sent victime et estime avoir le droit de prendre tout ce que l’on ne lui donne pas gratuitement : « C’est pas ma faute, Leï, pas la tienne. Faut jamais l’oublier. On est des putains de victimes. On a tous les droits. ». Le gun qui la sert si bien et qu’elle chérit est tout ce qui lui reste de son père. C’est un moyen de persuasion efficace surtout s’il est doublé de mauvais traitements et même de sadisme.

Dans Manger Bambi, Caroline De Mulder aborde une problématique rarement évoquée : les bandes d’adolescentes qui peuvent être très brutales, pour lesquelles la séduction est le moyen privilégié de dévaliser les hommes en leur faisant subir des violences. Elles rendent littéralement coup pour coup. Il y ainsi cette scène où trois filles se vengent sur un gamin des actes que leur ont fait subir d’autres garçons… avant de le consoler. Cette violence trouve son origine dans des situations sociales et familiales difficiles.


Lire aussi : Caroline De Mulder, habiter son corps (Le Carnet et les Instants n°194)


Après la description de quelques-uns des « coups » de Bambi et de Leïla, le roman s’attarde sur les fêlures de la jeune fille : un père parti très tôt, une mère alcoolique qui tout à la fois aime et déteste sa fille, une pauvreté qui rend le quotidien morne. La mère va jusqu’à tenter de « vendre » sa fille à un de ses amants.

Le cynisme et le sens du stratagème de Bambi sont au moins aussi grands que sa brutalité. Elle développe un art très élaboré du mensonge. « Elle ment avec l’aplomb et l’émotion de la vérité. » ; « Elle a si bien menti que jamais personne ne croira la vérité ». Mais jusqu’où ne se ment-elle pas d’abord à elle-même ? Ne se trompe-t-elle pas sur ses motivations et désirs, elle qui vit d’illusions ? Quand est-elle sincère ? Une situation en est exemplaire. Quelqu’un l’a frappée à tel point qu’elle est tombée dans l’escalier. Mais est-ce sa mère ou l’homme qui prétend, lui, l’avoir protégée des coups ? À cette première scène en répond une autre plus tard où les éléments s’inversent.

Pour ces jeunes, il n’y a pas de réelles perspectives. Si ce n’est l’illusion de partir, « se casser » : et le double sens du mot prend toute sa signification. Que faut-il casser pour partir ? D’ailleurs, après une tentative de casse, Bambi « se met à marcher vite, comme si elle savait où elle allait ». Ou, à un autre moment, « elle fait semblant de croire que Leïla ira loin ». Comment faire pour passer la frontière – ce sont d’ailleurs les derniers mots du roman ? Mais de quelle frontière s’agit-il ?

Face à Bambi, des adultes tentent de répondre à sa rage existentielle. Leurs propos ne sont pas faux, ils disent assez justement ce qui est en jeu dans cette difficulté de vivre. Par le biais de ces discours, l’autrice donne d’ailleurs des clés d’explication de ces comportements destructeurs et autodestructeurs. Mais ils ne peuvent répondre à ce qu’attend, même inconsciemment, la jeune fille.

Caroline De Mulder décrit bien cet univers de jeunes femmes en marge. Elle en reprend le langage codé et imagé, cite souvent des extraits de rap, qui sont une des manières de mettre des mots sur le mal de vivre.

Si le ton du roman est plutôt une description assez neutre et distanciée, l’autrice développe aussi des lignes thématiques. La plus marquée est celle du silence qui prend différents aspects et reflète les contradictions des situations. Parfois, il « la gêne comme une légère douleur ». Par contre, dans la boîte de nuit, le bruit est tel que ce que l’on crie dans l’oreille n’est qu’un murmure. Mais il s’agit d’« une autre forme de silence, tellement plus convivial, et elle les remplit tous ». L’on peut alors crier : « Putain de silence de mort, on s’entend plus ici ». Dans l’appartement collectif où Bambi est provisoirement hébergée, le bruit de la télé à fond, « fait comme un silence très plein, un silence à haut volume sonore ». Et puis, il y a tous les silences lourds de sens qui ponctuent les conversations.

Avec Manger Bambi Caroline De Mulder aborde des sujets difficiles et délicats à traiter : la violence de jeunes filles mais aussi la question de savoir qui est victime, de quoi, et quels droits peut s’arroger la victime. Elle a réussi à y apporter un éclairage juste et équilibré.  

Joseph Duhamel