De la caricature au roman graphique : l’émergence d’un genre narratif en constante évolution

Un coup de cœur du Carnet

Alexis LÉVRIER et Guillaume PINSON (dir.), Presse et bande dessinée : Une aventure sans fin, Impressions nouvelles, 2021, 380 p., 28 € / ePub : 28 €,  ISBN : 978-2-87449-838-1

presse et bande dessinee une aventure sans finVoici un ouvrage passionnant, richement documenté et illustré, à propos du 9ème Art, qui, dès l’origine, se voit lié à une nouvelle culture du regard et de l’image. Sous la direction scientifique de deux éminents spécialistes de l’histoire de la presse et de la culture médiatique, différents chercheurs abordent le sujet en trois chapitres : La bande dessinée, un art du journal ; Les petits aventuriers du quotidien ; Fictions d’actualité et reportages dessinés. Une substantielle bibliographie et les notices des auteurs complètent l’ensemble. Les contributions offrent une compréhension historique et analytique, des origines à aujourd’hui, d’un art qui trouve sa source dans la civilisation du journal et de la presse au 19e siècle.

À travers l’œuvre de précurseurs, comme Rodolphe Töpffer, Nadar, Cham, Doré, le premier chapitre analyse les liens entre le texte et l’image dans la caricature et la satire, à travers la floraison des journaux illustrés de l’époque, qu’ils soient quotidiens ou périodiques :  « (…) on constate combien, historiquement, la bande dessinée a contribué à la production des imaginaires  dans un contexte de relations  étroites et systémiques avec les medias, et le journalisme en particulier ». Elle l’a fait sur le plan des supports, a permis le développement d’une lecture de divertissement, caractéristique d’une culture médiatique. Les contraintes du support et du rythme périodique des parutions ont généré « un lot de potentialités et d’effets poétiques».  De la satire et de la caricature, politique ou sociale, les précurseurs ont ainsi ouvert, au lendemain de la première guerre mondiale,  la voie à une littérature pour la jeunesse : que ce soit dans la presse de gauche ou la presse catholique, ces productions avaient pour vocation une certaine forme d’éducation sinon d’édification (Vaillant, Le petit vingtième). Après la seconde guerre mondiale, nous assistons à l’âge d’or des revues destinées à la jeunesse (Spirou, Tintin, Pilote) et de l’école de la bande dessinée franco-belge, qui forme alors une mediaculture à part entière. La progression chronologique mise en avant par les maîtres d’œuvre de cet ensemble de référence va donc de la naissance de la BD au cœur du journal et du rôle central de l’art de la caricature dans le développement de celle-ci, comme l’apparition des premiers journaux photographiques, à la naissance, au 20e siècle, des  magazines et des comics. L’ouvrage aborde le corpus européen d’origine (suisse, allemand, anglais,) puis l’apport franco-belge, particulièrement remarquable, sans négliger les spécificités d’un corpus nord-américain où l’œuvre d’un Joe Sacco fut déterminant pour l’histoire du genre. Après Mai 1968 et l’analyse de l’essor et du déclin des magazines de bande dessinée, sont abordés deux cas emblématiques d’une évolution à la fois de la forme éditoriale et du statut tant des auteurs que du media : entre sérialité et mise en recueil (Les aventures du Concombre masqué, de Mandryka, truffées de références littéraires et psy, avec une forte connotation libertaire) et l’éditorialisation des aventures de Barbarella de Jean-Claude Forest par l’éditeur Eric Losfeld puis l’adaptation du sujet au cinéma par Roger Vadim, la bande dessinée quitte le domaine de la littérature pour la jeunesse et entre dans l’ère de la bande dessinée pour adultes.

La seconde section analyse « la diffusion de scénarios culturels et de figures largement partagées dans l’imaginaire social ». La bande dessinée fait la part belle en effet aux nouvelles pratiques médiatiques en évoquant salles de rédaction, héros journalistes, reporters et/ou photographes. Elle pratique volontiers la mise en abîme, sous forme d’enjeux « narratifs et diégétiques liés à la présence d’une culture médiatique au cœur même des aventures » : de Tintin, Fantasio, Gaston Lagaffe à Marc Dacier, Jean Valhardi, Ric Hochet, Jeannette Pointu ou Adèle Blanc-Sec, « la réalité du monde du journalisme est (…) montrée dans toute sa diversité, aussi bien dans la bande dessinée franco-belge qu’anglo-saxonne » (Superman, Spiderman).  Les us et coutumes, quand ce ne sont pas les travers et les petitesses du monde de la presse y sont évoqués avec précision.

Le dernier volet d’études traite du succès récent du reportage dessiné, héritier du roman graphique : les nouveaux héros sont confrontés aux réalités du monde contemporain, dans une approche émotionnelle, sociale et politique qui s’inscrit « dans le temps long de l’histoire du journalisme », où le genre du grand reportage existe depuis la fin du 19e siècle. Elle génère des expérimentations esthétiques nouvelles : le reportage, renouant avec ses sources littéraires (Albert Londres, Blaise Cendrars, Conan Doyle, Jules Verne) devient un vecteur essentiel de compréhension du monde. Le reportage de guerre, comme les récits d’aventures coloniales et de découverte du monde non européen précédemment, sont des topiques de cette production.

Outre les rapports qu’établissent les auteurs entre leurs sujets d’étude respectifs, cet ouvrage, indispensable à la compréhension d’un nouveau genre de narration littéraire et graphique qui ne cesse d’évoluer, propose aussi des pistes pour la poursuite d’études relatives à la bande dessinée : si les rapports entre BD et journalisme s’inscrivent dans l’émergence d’une culture médiatique de la modernité, « des chantiers demeurent à entreprendre (…) : notamment une relecture complète des magazines de bande dessinée, dans la foulée de l’histoire littéraire de la presse, qui ne séparera pas la partie rédactionnelle de la partie graphique de ces publications, pour apprécier au contraire la construction d’effets poétiques globaux ; une histoire culturelle de la figure du journaliste au XXème siècle, qui considérerait de manière large son corpus (littérature, cinéma et bien sûr bande dessinée), alors qu’aujourd’hui cette figure se trouve tendue entre attaques qui fragilisent la profession, concurrence des médias numériques et nouvelles formes d’héroïsation auxquelles contribue le reportage graphique (…) ». Le sérieux scientifique n’empêche pas ici une compréhension lumineuse du propos.

Éric Brogniet