Jamais tout à fait mises au pas

Béatrice RENARD, Cavales, Murmure des soirs, 2021, 317 p., 22€, ISBN : 978-2-930657-64-6

renard cavalesNous sommes dès l’entame du texte (nommée à dessein Équarrissages – dans une métaphore équine filée qui, dans le droit fil du titre polysémique,  traversera tous les chapitres)  le 3 novembre 1793, puis le 8 juin 1817 au plus près des corps et des esprits en souffrance. Aux moments-mêmes où se jouent tragiquement les vies d’Olympe de Gouges (née Marie Gouze) et de Théroigne de Méricourt (née à Marcourt, près de Liège), figures feux follets de la Révolution française. La première sera guillotinée sur ordre d’Antoine Fouquier-Tinville (homme de loi et accusateur public du Tribunal révolutionnaire… qui, ironiquement, finira par connaître le même sort), la seconde internée et traitée inhumainement jusqu’à sa mort – c’est donc à leurs dernières ruades contre l’ordre patriarcal établi et un certain obscurantisme de l’époque que nous convie l’autrice, une fois posés ces premiers tessons d’existence. Fascinée par la dame en bleu (Théroigne) et la femme aux affiches qui lui fera cadeau d’un livre de fables doré (Olympe), une gamine en haillons semblable à une Cosette va les croiser à plusieurs reprises.

En narratrice omnisciente qui s’est autorisée une semi-utopie à trois héroïnes (voire quatre, si l’on compte la guillotine elle-même, devenue une Mademoiselle pas commode voire vengeresse, avide de son lot quotidien de jugés traîtres à la République), Béatrice Renard n’hésite pas à semer des anachronismes avec un bel art du clin d’œil au lecteur. Tantôt Gérard Depardieu collisionne avec Danton (un rôle que l’acteur français a bel et bien joué dans le film d’Andrzej Wajda en 1983), tantôt Olympe de Gouges se transforme un instant, par effet miroir, en Mrs Dalloway ou en colleuse de dazibaos au temps de Mao, tout en observant, qui sait, Simone Veil tout juste décédée et survolant le ciel sur une supernova. Façon pleine de fantaisie (mais tout à fait à propos) de rappeler que les jalons qu’ont posés ces héroïnes pour les droits des femmes ont eu toute leur importance dans les luttes passées et actuelles et qu’ils méritent de ne pas être engloutis dans les remous sablonneux de l’Histoire.

Des tignasses libres des femmes décidant que de façon capillaire aussi, il est temps de faire révolution à la terreur de la gamine enfermée par son maître (voleur régnant sur une cour des Miracles, jamais loin de Dickens) dans une boîte où tous les hommes du quartier viennent soulager leur vessie après libations, Cavales est un roman à sujet certes historique (et documenté) mais au pouls impressionniste et incroyablement vivant, qui ne fait abstraction ni du sang des parturientes sous le regard blasé de Colombe, sage-femme qui a recueilli la petite ni des atmosphères nauséabondes des quartiers les plus pauvres de Paris.

À l’instant où Marat libère Théroigne de Méricourt et Olympe de Gouges de la geôle pour femmes où elles ont été cadenassées suite à des dénonciations (la première pour placardage, la seconde après une fessée publique délivrée par les féroces Tricoteuses), Béatrice Renard montre également bien la suspicion constante dans laquelle trempait chacun.e à l’époque, en fonction de ses accointances :

Chacun veut la mort des uns et des autres sous prétexte que les uns et les autres sont trop ceci et pas assez cela ; trop royaliste, trop Robespierriste, trop enragé, trop modéré, trop Montagnard, trop Girondin, trop féministe ; pas assez droit de l’hommiste, pas assez déiste, pas assez patriote, pas assez humaniste. Chacun veut se frayer un chemin sur les monceaux de morts. 

Si ces deux femmes, une fois l’une face à l’autre par l’entremise de la fiction, ne semblent elles non plus d’abord pas réconciliables sur bien des points (notamment sur la violence nécessaire – à laquelle appelle Théroigne et qu’Olympe trouve répulsive), elles partagent en revanche le sort de bien des pionnières de la cause féministe. Elles sont jugées sauvages, hystériques, tapageuses – et coupables de bien d’autres maux encore, quand elles ne sont pas simples véhicules éphémèrement utiles aux hommes puis reléguées à leurs foyers.

C’est une belle remise en lumière que leur accorde ici Béatrice Renard pour son premier roman, tissé dans les petits gestes et les émotions davantage que dans le discours normé de l’Histoire.

Anne-Lise Remacle