La farce dérisoire de tout pouvoir…

Simon LEYS, La mort de Napoléon : roman, Postface de Françoise Châtelain, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2021, 160 p., 8,50 €, ISBN : 978-2-87568-556-8

leys la mort de napoleonLa mort de Napoléon est le seul roman écrit par Simon Leys, pseudonyme du grand sinologue et essayiste belge Pierre Ryckmans (Bruxelles, 1935 – Sydney, 2014). Il offre de multiples bonheurs de lecture : un sens éblouissant de la langue française ; une grande maîtrise des termes de marine –la mer étant une des passions de l’écrivain, qui lui consacra une anthologie de référence ; une  poéticité inspirée dans ses descriptions de la Nature ; un humour ravageur ; un condensé de procédés littéraires empruntés à la fable, au conte philosophique, à la littérature populaire, dans les deux branches de son développement : le roman historique et le roman d’aventure ; la maîtrise du récit uchronique. Toujours en prenant le contre-pied du genre et en faisant d’Eugène Lenormand/Napoléon un exemple-type du anti-héros.

Nous sommes loin du personnage central du roman de Dumas, Le comte de Monte-Cristo, Edmond Dantès, et plus encore des héros mis en scène par Malraux, qu’il considérait, à la suite de Koestler et de Nabokov, comme un charlatan (L’ange et le cachalot, Seuil, 1998). Car le type héroïque du roman populaire surmonte ses épreuves et finit par atteindre son but tandis que l’anti-héros de Leys meurt, méconnaissable et pitoyable, en ayant raté de bout en bout sa rencontre avec son destin.

Ce roman comporte essentiellement une réflexion sur le pouvoir absolu. Le grand connaisseur de la culture classique chinoise qu’était Simon Leys s’est ainsi aussi bien attaqué à la figure du Grand Timonier qu’à celle de l’Empereur des Français. Il conteste toutefois le rapprochement fait par la critique française entre son essai sur la révolution culturelle chinoise, Les habits neufs du Président Mao (Lebovici, 1989), et son seul ouvrage de fiction. La critique en France, en effet, fut féroce envers Pierre Ryckmans, qui dénonçait l’éradication programmée par le Parti communiste de la culture classique chinoise dont il était l’un des plus fins connaisseurs, à la manière de l’enfant du conte d’Andersen (1805-1875), en déshabillant un leader politique qui exerçait une fascination quasi religieuse sur les intellectuels parisiens post soixante-huitards. Par ailleurs, le mythe napoléonien étant toujours bien vivace, le roman, dont l’écriture et l’esquisse furent commencées bien avant que Simon Leys s’intéresse à l’évolution politique de la Chine, obtint surtout un écho positif dans le monde anglo-saxon : la nature du politique et de l’absolutisme y est scrutée sans complaisance, comme chez Orwell. Paradoxe pour deux écrivains qui n’aimaient pas la politique mais qui surent mettre en lumière les dérives auxquelles conduisent le culte de la personnalité, la destruction de la langue et de la culture et qui révélèrent l’un et l’autre la nature même du pouvoir et du pouvoir totalitaire.

Dans sa grinçante uchronie, Simon Leys présente celui-ci comme un songe, aussi grandiose et séduisant soit-il, qui finit par se dégonfler comme les somptueuses nuées de l’aurore, réduites à de « petits résidus ronds et blancs, rangés à la queue leu leu comme des moutons en train de paître sur la ligne de l’horizon ».  Ou qui conduit à la folie, comme dans l’évocation de l’asile d’aliénés où est entraîné Eugène Lenormand, peuplé de dérisoires répliques d’internés se prenant pour des Napoléons… Nombreuses sont les péripéties du roman où notre anti-héros est confronté à la faillite de sa propre histoire et de l’Histoire. C’est un des fils conducteurs essentiels du propos jusqu’à la perte totale de son identité,  au moment où il agonise. L’inflation du Moi conduit ici à la déroute complète, en même temps qu’à la solitude et à l’angoisse. Non sans avoir provoqué au passage nombre de destructions : la cohorte des morts et des blessés du champ de Bataille de Waterloo, mentionnée par le Grognard Edmond, est répliquée dans le phénomène de pourrissement des melons et des citrouilles chez la veuve Truchaud et le geste de colère de Lenormand/Napoléon avant qu’il ne se jette dans une stratégie commerciale comparable à l’établissement d’un plan de bataille. Et ce plan de maître ayant réussi au-delà toute espérance, il ne suffit plus à notre anti-héros, qui se lance dans la chimère de la reconquête d’une Histoire dont il ne se rend même pas compte qu’il en a été exclu depuis le début du récit. Le théâtre de ces carnages est un décor d’opérette, une farce atroce ou dérisoire, dont, au-delà du pouvoir, l’enjeu est l’argent.

Éric Brogniet