Dans la maison vide

Jan BAETENS, Après, depuis, Impressions nouvelles, 2021, 96 p., 12 €, ISBN : 978-2-87449-879-4

baetens apres depuisLes poètes ne manquent pas, dans ce pays sans étoiles. Mais tous n’ont pas le même pouvoir d’évocation. Il ne suffit pas de mettre en musique une expérience ou un souvenir. Il faut d’abord les réinventer, pour faire surgir leur caractère unique et irremplaçable. Cette règle est la condition même de la poésie.

La poésie est l’acte solitaire par excellence. Il y a peut-être eu des peuples ou des époques qui ont connu une poésie collective dans son éclat et sa transcendance, mais cette piste édénique n’a pas laissé de traces. Elle relève d’un monde où la malédiction d’Adam n’a pas eu lieu. Dans le continuum que nous occupons et où s’exerce notre temps terrestre, la poésie suppose un art singulier, une vision perçante, une voix reconnaissable entre toutes les voix. Il y a un secret perdu, piétiné, nié au hasard des générations, et retrouvé parfois par miracle : le monde n’existe que pour être révélé. Chaque poète véritable renoue le pacte oublié.

Jan Baetens, dont le parcours et l’acuité du regard font un témoin essentiel de quarante années d’aventures culturelles et d’écriture novatrice, n’a jamais connu l’intransigeance et la hauteur de vue un peu abstraites d’auteurs qui souhaitaient casser les reins du passé. Il est demeuré indemne, dans sa pratique poétique, de tout schéma réducteur. La restriction idéologique n’est pas son fort. Il aborde d’une manière merveilleusement libre les champs d’exploration qui s’ouvrent à lui. Il n’a jamais cessé de s’inscrire dans une poésie éternelle.

Le sujet de la poésie, comme la trame de la vie elle-même, son filigrane, c’est ce qui ne se produit pas deux fois. Il faut donc produire un peu de temps éternel avec ce qui est fugitif. La réussite d’un poète, c’est d’arriver à ce résultat par petites touches, sans jamais forcer le ton. Tout l’art de Jan Baetens est de produire de la lumière avec du clair-obscur.

L’instrument qu’il a mis au point, de livre en livre, montre un degré de transparence et de musicalité remarquables. Son regard au point, incisif et discret, au moment d’aborder un sujet grave, un thème tragique.

Salut voyageur, puisse ta route s’achever un jour. 

Nous nous sommes embrassés tant de fois. 

Un jardin qui est une maison, c’est un cimetière.
C’est aussi le jardin d’Eden

Le poète de Louvain a subi l’an dernier un désastre privé, la perte de l’être le plus cher. Le sujet profond de ce livre est l’évocation de l’être présent et absent, qui apparaît à la page de titre intérieur, dans cette dédicace sans vain mystère : « In memoriam R. (1956-2020) ». Cette circonstance funeste ne donne pas lieu à un lamento lyrique, mais à un étonnant deux à deux du bonheur et du deuil, conçu comme un staccato de la mémoire, indéfiniment repris, arrêté, repris encore. L’émotion du lecteur tient à cette dualité intrinsèque, quelquefois cruelle, et pourtant pénétrée d’une terrible douceur.

Ne tourne pas tes yeux, veille
À ne pas me changer en moins
Que l’air, sans chance d’adieu,
Arrêtons-nous ici, laisse-moi
Te dresser une tente et te regarder
Sans que tu me regardes sauf en pensées.
Entre toi et moi il y a devant moi cette image
Impossible de toi, comme si l’extrême urgence
Défaisait l’idée même de l’affliction
En te conduisant vers tant de silence.

Un livre ne naît pas de l’immédiateté d’une prise de conscience, d’une sensibilité, d’une blessure, mais au contraire, du travail du temps, du feuilletage progressif de l’écriture, et de la durée volontaire d’une mémoire qui ne cicatrise pas.

Après, depuis est construit comme une maison dont toutes les portes sont restées ouvertes, et donnent accès, à travers l’enchâssement de l’espace, à l’étagement du temps. Il circule et fait circuler dans une histoire d’amour qui n’a pas de fin visible, mais connaît un changement d’état. Plus que tout, il nous donne un modèle de dignité et de hauteur de vue. La mort n’y est pas abordée comme un sujet : plutôt comme une présence, qui nait d’une part de non-dit, d’une prosodie émotionnelle soutenue et retenue à la fois.

Cette discrétion mélodique, ce lyrisme sans pompe, n’empêchera pas le lecteur sensible de percevoir l’histoire qui s’y trouve, dans le flux même d’une légende vécue sur les deux rives du deuil : arrachement, ravissement. Le poème progresse comme une bouteille à la mer, d’une rive à l’autre, pour porter le message intact de toute une vie.

Baetens ne croit pas à la répétition, à la rupture entre le présent et le passé, entre l’œil et l’esprit. La vérité de l’instant se confond avec la durée souterraine. Ce n’est pas un hasard s’il place son dernier livre sous le signe de John Ashbery. Il revendique aussi, par la fantaisie des listes qui surgissent ponctuellement dans son œuvre, le souvenir de Borges. Comme Borges, il est moderne, parce qu’il s’empare du présent et le remodèle à la lumière d’une longue histoire littéraire, qui l’a nourri.

Un livre de deuil, de chagrin, d’absence qui est aussi un livre de possession du monde et de lumière. Ce saisissant mélange est la condition de la poésie. Il y a au fil des pages la présence de plus en plus sensible d’une sorte d’intelligence minérale qui s’efforce de grignoter le temps. Les indications renvoyant au thème central ne sont pas disposées comme les indices du sens, mais comme les jalons de l’émotion.

D’ici là
Tu ne verras plus tomber, la neige peut-être.
D’ici là
Tu n’auras plus le temps d’oublier tes neiges d’antan, c’est sûr.
(…)
D’ici là
Tu auras la chance d’apprendre que
D’ici là
Une fin sera une fin sera la fin

La construction et ses subdivisions titrées sont particulièrement heureuses, par ce qu’elles laissent entendre d’arrière-plans et de significations chuchotées. « La chambre vide », « La Femme au turban rouge », « Dit par un oiseau en cage », sont des notations déchirantes parce qu’on les rattache sans effort à une cruelle perte centrale. Ce sont aussi des pièges solaires qui réfractent la lumière éblouissante de ce qui ne peut se regarder.

Luc Dellisse