Le mal comme absence d’empathie

François DE SMET, Hannah Arendt ou le mal comme absence de pensée, Midis de la Poésie, 2021, 42 p., 8 €, ISBN : 978-2-931054-04-8

de smet hannah arendtIl est courant d’entendre que depuis Platon, la philosophie occidentale n’ajoute que des notes de bas de page à ses dialogues socratiques. Du moins jusqu’à la Shoah. Alors, la pensée est devenue plus que vertigineuse : il ne s’agit plus de prendre conscience de la mort à un degré humain et/ou divin, mais d’appréhender la fin de l’humanité à un niveau commun, proche ou lointain. Soit dans son ensemble à tout moment atomique, climatique, soit dans son esprit-même : que reste-t-il d’âme, d’espérance, de poésie, bref d’humain dans le cœur de l’humanité depuis la Shoah ?

François De Smet, avec Hannah Arendt ou le mal comme absence de pensée, né d’une conférence pour les Midis de la Poésie, rappelle combien l’événement, somme toute récent et démultiplié par les autres génocides du 20e siècle, a bouleversé notre capacité à penser l’humain. Sobrement, l’auteur du livret nous rappelle ici le contexte et le cheminement intellectuel de la philosophe américaine assistant en 1961 au procès du haut fonctionnaire SS chargé de la déportation des Juifs d’Europe, Adolf Eichmann : elle est abasourdie par son comportement.

Car peu à peu, Arendt se rend compte que la médiocrité et le mal sont bel et bien liés. L’homme ne s’exprimait que par slogans prêts-à-penser, provoquant l’irritation des juges. Il répétait à l’envi à peu près les mêmes mots, les mêmes expressions, quels que soient les sujets et les contextes. Comme l’écrit Arendt, « Plus on l’écoutait, plus on se rendait à l’évidence que son incapacité à s’exprimer était étroitement liée à son incapacité à penser – à penser notamment du point de vue d’autrui ».

Ainsi, en arrive-t-elle à la fameuse et tant décriée formule de banalité du mal, un concept qui aboutit en passant par ce que le conférencier décrit comme le cœur de l’affaire Eichmann : le conformisme. Dont obéissance à la hiérarchie, au pouvoir, à la règle, comme autant d’autres millions d’Allemands, de citoyens, d’êtres humains ; vous, moi. Tel est la puissance nécessaire et répétée de telles réflexions, en invitant toujours d’autres, même si impuissantes à panser l’horreur d’aucune consolation ni justification.

D’autant que comprendre la possibilité d’un génocide selon le mal comme absence de pensée, n’est-ce pas paradoxal ? En effet, un génocide est — c’est dans sa définition –, fondamentalement pensé et construit, longuement mûri et insufflé dans le corps des populations par ce moteur pouvant surpasser l’amour : la haine. Un génocide est programmé, systématique et radical dans ses intentions-mêmes. Ainsi est-il permis de considérer que le mal est fruit de la pensée et non de son absence.

Mais alors qu’est-ce que le mal ? La réponse n’est-elle pas justement ci-dessus, dans cet extrait du conférencier citant la philosophe ? Il serait l’incapacité à penser notamment du point de vue d’autrui. Le mal ne serait non pas l’absence de pensée, mais l’absence d’empathie. Alors, être pensant ou non, ignorant ou savant, personne n’est à l’abri du mal ni de faire le mal. Il suffit de ne pas reconnaître autrui. Dès lors, citant encore Arendt ailleurs (in Nous autres réfugiés), l’enfer n’est plus une croyance religieuse ou un fantasme, mais quelque chose d’aussi réel qu’une maison, une pierre ou un arbre.

Tito Dupret