Un coup de cœur du Carnet
Célestin de MÉEÛS, Cavale russe, Cheyne, 2021, 80 p., 17 €, ISBN : 978-2-84116-309-0
Bruxelles, un « vieux vendredi d’avril », un vingt-quatre. Célestin de Méeûs prend la tangente pour une cavale russe qu’il effectue à rebours de Cendrars – s’expulsant du petit pays dont il « n’a jamais voulu rien savoir » pour se ficher, telle une épingle sur une carte, à Vladivostok. C’est des confins de la Russie, du plus extrême est, qu’il entreprend alors un retour vers Ostende et vers l’aimée. Gardien d’une photographie d’elle qu’il « criblera de doigts », c’est à elle qu’il s’adresse dans ce long poème démontrant que le souffle peut ne jamais mourir, déroulant implacablement des vers d’une exigeante soif de justesse.
quand on ne peut plus distinguer
ce serre-frein sur le cœur et la salive
du désir dans la bouche il est grand temps
− mais temps de quoi dis-tu au juste −
je n’en sais rien mais je suis en partie
et donc en tout cette génération : immense
peinture d’Hopper sous ecstasy −
De l’importance de foutre le camp. À l’heure où très peu se donnent vraiment le droit d’échapper aux radars ordonnant la vie ici, lui avale les kilomètres depuis le fuseau le plus oriental, traversant page après page un pays qui est presque, en soi, un continent, sauvage, rude, mythique.
Juste, Célestin de Méeûs voit juste – même, et grâce d’ailleurs aux « oscillations de l’œil » qui font trembler les paysages. Prosodiant en va-et-vient entre l’ici de l’instant et l’ici de la mémoire, il estime les fleuves sibériens en Meuses, se souvient de son adolescence – comme Cendrars, mais pas à la manière de non plus – et de son enfance où trône encore la Bazine, vieille femme associée aux bouleaux blancs, image sésame cousue au cœur du poème. Et le texte se déroule presque d’un geste sur les cartes du sensible, arrimé aux noms des villes et villages qui défilent, pour quelques nuits sous tente ou le temps d’un regard à la fenêtre du train. Traversée poétique cahotée par les verres de vodka, l’épuisement du voyage et les bruits des campagnes. ce que le temps fait aux hommes, aux femmes, aux enfants et aux loups, et ce que les hommes font de leur temps – le distiller dans des samovars bleus jusqu’à ce que les yeux en prennent la couleur ou bien dévastant l’espace au nom du profit, saccageant durablement la possibilité d’un futur que l’écriture, intransigeante, plante dans le présent du poème.
et le camion file vers Irkoutsk et notre flasque
s’épuise entre les nids de poule – une succession
de mêmes villages déserts – chapelets
brisés des bords de route à la lisière de l’Angara –
défilent jusqu’à Tulun encore transie par la montée
il y a un an du fleuve Iya – village noyé
par des torrents de vase et des relents de chiens
et chevaux morts – il y a un an
que même les mouches n’hibernent plus et sur les toits
sandales bouteilles vieilles fringues landaus
dépareillées et la démarcation sur les façades
des crues causées par des techniques
d’ensemencement du ciel puisque deux mois
plus tôt il y a un an des pans entiers
de la taïga équivalents en taille
à la Belgique brûlaient mais c’est peut-être
aussi l’usine de l’oligarque
à quelques kilomètres qui pour accroître
ses bénéfices a dépassé la retenue des eaux
en dépit des mesures – mais aujourd’hui un an
plus tard les feux font rage en Yakoutie région
au permafrost récalcitrant sous lequel gît
vingt-cinq pour cent du marché diamantaire
mais les déserts en fin de compte pense l’oligarque
mais les déserts ne brûlent-ils pas –
C’est une propulsion. Une propulsion initiatique, une urgence sans objet sinon l’écriture. Avec les vers qui relancent et renouvellent le souffle, les fins et les débuts qui jouent de malice, qui tiennent par le collet la lecture de cette cavale.
C’est une recherche obstinée, rageuse et tendre d’échapper en confrontation avec un décor aussi écrasant et ouvert que celui-là. Pour trouver là l’absence totale d’échappatoire, au milieu de la conscience du monde, au milieu de nulle part. Avec la peur rivée à soi et le risque comme issue.
ce soir
le soleil qui d’ordinaire refuse de disparaître
est occulté par une couche de nuages noirs
qui borborygment et pour tout dire je crève
de trouille mais c’est peut-être tant mieux
sans quoi je n’aurais pas avancé d’un pouce
mais la lumière ce soir et les moustiques partis
mais la résine de bouleaux blancs et le concert
des trembles dans le silence pallient
sinon la peur au moins la sensation
d’être à distance égale
d’aucun endroit sur terre
je crois outrageusement à la tendresse
et à l’orage – la nuit s’enfonce
dans l’Ob – des loups hurlent à l’absence
de lune – et les éclats de foudre cautérisent
les brèches desquelles elles sont issues
Fuir, est-ce rester, est-ce partir ? Fuir, c’est ce qui compte, me dis-je à la lecture de Cavale russe. Le poète atteint ici une puissance magistrale. Sa fidélité aux signes et aux visions ne se départit pas d’une lucidité renversante. Rarement il fut plus sérieux, plus fou, infiniment pressant d’effectuer une telle traversée en poésie.
« J’écris pour un présent que la mémoire enfin ne reconnaîtrait pas », dit-il, et cette quête est bouleversante de beauté.
Maud Joiret