Je te cherche dès l’aube

Un coup de cœur du Carnet

Caroline LAMARCHE, La fin des abeilles, Gallimard, 2022, 198 p., 18 € / ePub : 12,99 €, ISBN : 9782072961021

lamarche la fin des abeillesLe nouveau récit de Caroline Lamarche se referme avec des ruisseaux sur les joues, au milieu des premières abeilles du printemps – osmia bicornis, de petites abeilles rousses et solitaires, disparues des zones d’agriculture intensive mais toujours présentes en zones urbaines. Attirées sans doute par  les filets de lumière qui serpentent entre les phrases, par les mots solaires pour dire la nuit, elles contreviennent à leur solitude pour se réunir sous la voûte de papier. Là où Dans la maison un grand cerf (Gallimard, 2017) touchait à la première grande disparition, celle du père, La fin des abeilles se penche sur la figure de la mère, sa très longue vie et sa fin considérablement étirée.

J’écris pour tenir le choc du vieillissement accéléré de ma mère. J’écris pour être, avec elle, plus douce. J’écris pour lui consacrer sa juste place et libérer la place secrète que je dois à mon père.

Omniprésente dans l’œuvre de Caroline Lamarche, où elle transporte les échos d’un monde à la dérive, la question de la disparition s’expose entre ces pages comme en plein jour. Dès l’origine, le motif de la nature saccagée traverse les textes de Lamarche – peut-être même pourrait-on considérer qu’il en est le point de départ, autant que de chute –, chaque histoire s’inscrivant en creux dans le paysage des drames planétaires : guerres, printemps silencieux, mort des insectes. Dans ce récit, le politique et l’universel que charrient les histoires personnelles s’incarnent dans l’(in)attention accordée aux corps vieillissants, poussée à son paroxysme dans un contexte où les soins se retrouvent sous l’emprise du secteur privé, le personnel soignant dépassé par une pandémie autant que par une aberrante injonction à la rentabilité.

Malgré la douleur accablante qui se dégage de ces pertes continues et du sentiment de finitude qui imprègne toute chose, l’espoir, bien plus distinctement que dans les précédents ouvrages de l’autrice, perce l’ombre avec la détermination des petites plantes lorsque pointe la lumière de mars. Et la négligence d’être réparée par une attention et une inventivité accrues : chaque membre de la famille réinvente sa présence auprès de la mère déclinante, toujours vive et franche mais adoucie, polie par les années. Comme elle dépliait dans Nous sommes à la lisière la possibilité d’un nouvel espace, où se réparerait la séparation entre les humains et la nature, Caroline Lamarche compose dans La fin des abeilles un lieu depuis lequel elle puisse entrer en contact avec sa mère, la retrouver parmi les souvenirs et les silences.

L’aveugle que ma mère est devenue, celle que je deviendrai peut-être un jour, je la nourris en moi. Je fais provision de détails, j’inscris dans ma rétine, par une contemplation qui s’attarde, les mouvements des arbres, des nuages, des corps. Et tout cela vibre et tremble comme au temps où, dans le regard d’un homme, je découvrais l’amour.

Au fil d’un arpentage sensible de la mémoire familiale, l’autrice récolte les traces de lumière et de nuit, soigneusement balayées par sa mère pour ne pas encombrer les générations futures. Si le poids des sujets abordés demeure palpable, la délicatesse avec laquelle sont esquissés leurs contours exhale une puissance consolatoire. Un réconfort semblable à celui que l’on trouve dans la marche, dans les bourgeons sur le point d’éclore et la volition perpétuelle dont font preuve les bêtes sauvages – mais aussi dans l’acte même d’écrire. Porté par une langue éblouissante, ce texte d’une infinie tendresse ne peut que déployer les capacités d’attention de toute personne qui aura la joie de le lire.

Ce matin-là, à l’aube, avant de se rendre avec moi dans la chambre de notre mère, ma sœur avait surpris dans le jardin deux chevreuils grattant la neige en quête de brins d’herbe. Je me réjouis, m’avait dit ma mère à la fin d’un long hiver, quand j’imagine les petites plantes qui attendent dans le noir que le printemps revienne. La vie continuait, par la grâce de ces bêtes sauvages se détachant, paisibles, sur le blanc de la terre et le noir des arbres qui attendaient leur heure pour bourgeonner et fleurir.

A contrario de ce que semble annoncer son titre, La fin des abeilles est un texte qui répare,  une expérience de réconciliation avec la disparition. Peut-être qu’à force de lire Caroline Lamarche, « [nous finirons] par croire que disparaître n’est rien quand on sait que les fleurs qu’on a plantées [nous] survivront ».

Louise Van Brabant

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