André-Marcel Adamek, La grande nuit

Un topos littéraire

André-Marcel ADAMEKLa grande nuit, Renaissance du livre, 2003, 251 p.

Ce matin-là, Anton Malek s’est dis­puté avec son épouse. Il a quitté l’auberge où il s’était installé pour les vacances avec femme et enfant, et il a suivi presque sans y penser un groupe qui visitait le Château rouge, une grotte des Ardennes belges. Soudain, une gigantesque explosion retentit en surface. Les éboulements provoqués blessent  mortellement tous les membres du groupe sauf Malek et Marie, une vieille dame. Après quelques jours, Malek parvient à s’extraire de la grotte tan­dis que Marie, trop épuisée, demeure au fond et y attend la mort. À l’extérieur, à la vision des ruines calcinées et des corps carbonisés, Malek comprend qu’une explosion atomique a eu lieu. Il ne doute pas que sa femme et sa fille sont mortes, même s’il ne peut retrouver ni identifier leur dépouille. Un instinct quasi animal l’enjoint de se di­riger vers la mer, seul lieu où la survie lui paraît possible. Il entame alors un très na­vrant voyage à travers des régions dévastées, avant d’atteindre les côtes de la Manche où l’accueille une petite communauté de resca­pés. Il partagera désormais leur lutte sans cesse plus pénible et tentera de rebâtir avec eux un embryon de vie sociale…

Si le nouveau roman d’André-Marcel Adamek, La grande nuit, se parcourt assez agréablement, il n’est évidemment pas le premier du genre : la fiction apocalyptique est même un topos littéraire dont les mani­festations les plus connues, dans le domaine francophone du vingtième siècle, sont Ra­vage (1943) de René Barjavel et Malevil (1972) de Robert Merle. C’est un genre moral, à l’idéologie volontiers conservatrice. Puisque la civilisation technologique a semé la mort et généré le chaos, les survivants n’ont plus d’autre ressort que de s’organiser en microsociétés prétechnologiques — n’ont plus d’autre choix que de se satisfaire de ce que la terre ou la mer peuvent encore leur offrir. C’est aussi un genre pessimiste : il se fait que l’humanité, hormis quelques courageux altruistes, quelques valeureux héros et quelques enfants, se compose prin­cipalement de crétins et de salopards, et il se fait que nul d’entre eux ne retient la leçon : les turpitudes d’avant cataclysme, la cupidité, l’ambition, l’intolérance, la bestia­lité ne tardent jamais à réapparaître — l’homme est un homme, c.q.f.d. Dans Eitô (2001), Daniel De Bruycker avait choisi de prêter sa plume — en l’oc­currence, plutôt son pinceau — à un survi­vant de l’explosion atomique d’Hiroshima du 6 août 1945. S’imposant cette con­trainte — rédiger le précaire carnet de notes d’un quidam qui a survécu, peut-être temporairement, à une catastrophe bien réelle  — Daniel De Bruycker s’était préservé de l’écueil du moralisme : il n’y avait qu’un homme, son corps meurtri, irradié, sa cul­ture et sa philosophie désormais inutiles mais qui l’aideraient néanmoins, non pas à comprendre, mais à dire simplement, fût-ce par le biais codifié et partiellement dévoyé du haïku. Et dès lors les questions qui se poseraient à lui ne seraient pas comment vivre ? Ou quelle société reconstruire ?, mais plus élémentairement qui suis-je ?, que s’est- il passé ?, pourquoi ?

Dans La grande nuit, s’il respecte globale­ment le schéma traditionnel — désastre, survie de quelques-uns, réorganisation so­ciale grâce à la solidarité, nouveaux conflits nés de la bêtise et de l’immoralité des hommes —, André-Marcel Adamek évite de — trop — verser dans le cliché, en multi­pliant et diversifiant habilement les péripéties et en campant des personnages, sinon complexes, du moins hors du commun. En outre, il a suffisamment de métier pour ne pas transmettre d’idées par des discours ou des mots d’auteur, mais en les laissant dé­duire au lecteur du seul agencement des faits. Et c’est un peu la morale de toute l’œuvre qui se (re)lit in fine dans La grande nuit. C’est l’individu seul — à la limite soutenu par son semblable en probité, pour autant qu’il existe — qui s’en sortira, qui connaîtra la paix à l’écart des groupes constitués. Adamek tel qu’en lui-même, en quelque sorte.

Laurent Robert


Le Carnet et les Instants n° 130 (2003-2004)