GROUPE MU, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image

La couleur des idées

Groupe µ (Francis Edeline, Jean-Marie Klinkenberg, Philippe Minguet), Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Seuil, coll. « La couleur des idées », 1992, 516 p.

Un traité. On peut dire un gros qu’il en existe de trois sortes : de savoir-faire (la cuisine, le bricolage, etc.). de savoir-vivre (traités moraux et immo­raux), et de savoir-penser. Celui que le Groupe µ vient de publier ressort indénia­blement de la troisième catégorie. Il met en place une théorie originale qui. en schéma­tisant des observations concrètes et pré­cises, nous guide dans l’apprentissage des images, et cela depuis le B A BA de son sujet, jusqu’assez loin dans son alphabet. Comme tout traité, cet ouvrage est conçu pour être lu en entier une ou deux fois, puis se prêtera aisément à la consultation chaque fois que le besoin de réfléchir aux images se fera sentir.

Et comment n’en serait-il pas ainsi ? Notre monde est autant envahi désormais d’ima­ges que d’écrits ; mais, tandis que les règles de ces derniers sont clairement connues (ou connaissables), celles des images de la télé­vision, du cinéma ou de la publicité, celles aussi des graffitis, des bandes dessinées ou des pins sont ignorées du grand public, ou du moins n’en a-t-il pas la maîtrise. Aussi était-il temps sans doute de mettre à la dis­position de chacun un savoir qui permette d’en analyser les différentes formes d’ex­pression et d’en décrypter toutes les signi­fications, jusqu’au plus enfouies dans les modes de représentation idéologiques. Car ces images sont organisées. On en veut pour preuve qu’il existe mille et une façons de représenter un seul et même objet de la réalité. C’est donc qu’on peut arriver à éta­blir, à travers une grammaire, l’existence d’un langage spécifique aux images. Et même. — c’est une des thèses centrales du traité. — peut-on en fixer les deux langages : un langage iconique, qui module leur rapport à ce qu’elles représentent, et un langage plastique qui organise les formes, les couleurs et les matières (que les auteurs appellent plus scientifiquement les « textures ») par association et différencia­tion.

Mais il semble que ces grammaires n’existent — fût-ce, comme c’était le cas jusqu’ici, à l’état implicite — que pour le seul bonheur de les transgresser. Une place importante doit donc être ménagée à une rhétorique qui fixera les modalités de ces transgressions. Fidèle à son programme d’une rhétorique générale (valable pour toutes les formes de discours, qu’elles soient visuelles, écrites, narratives…), le Groupe µ s’attache, à partir de l’analyse de cas simples, à exécuter un tableau complet des figures élémentaires de la rhétorique visuelle.

En voici un exemple : tout Belge digne de ce nom se souviendra sans doute de cette case du Crabe aux pinces d’or où Tintin se voit, dans son rêve, transformé en une bou­teille de bourgogne qu’Haddock s’apprête à déboucher. Qu’est-ce qui nous permet de comprendre cette image, apparemment absurde, et les différents éléments mis en présence autrement qu’au pied de leur forme ? L’analyse nous montre qu’en fait cette image est régie par un conflit entre les effets provoqués par des déterminations de deux types : internes (le corps de Tintin n’a pas la forme d’une bouteille) et externes (le contexte narratif nous laisse penser que cet inlassable soiffard d’Haddock voit bien une bouteille en lieu et place de Tintin). C’est la résolution, motivée par le rêve, de ce conflit qui procure au lecteur un plaisir esthétique. Notez que cette analyse nous conduit aussi à apprécier avec plus de pénétration la spé­cificité de la bande dessinée : plus expres­sive que la littérature, elle a encore l’avan­tage sur le cinéma d’être moins liée à l’effet de réalité, et sur la peinture de pouvoir in­sérer dans son jeu de langage une dimen­sion narrative.

Sont réglés de la même manière des objets visuels aussi variés que les caricatures, les tableaux de Magritte. les motifs des tapis d’Orient, les figurines des cartes à jouer, les timbres-poste, ou les vidéo-clips : tous sont passés à la moulinette d’une rhétorique reformulée à l’aide des concepts de la modernité.

Le Groupe µ dont les laboratoires sont à l’Université de Liège, et que les précédents ouvrages, traduits en trente-six langues, ont placé parmi les sommités de la recherche en sciences humaines, signe donc avec ce Traité du signe visuel un ouvrage intelligent (parfois ardu), remarquablement structuré, écrit dans un style clair, précis et guilleret : bref, un ouvrage indispensable.

Sémir BADIR

Le Carnet et les Instants n° 72, 15 mars – 15 mai 1992