Jean-Jacques WITTEZAELE, Teresa GARCIA, A la recherche de l’école de Palo Alto

Palo Alto retrouvé

Jean-Jacques WITTEZAELE, Teresa GARCIA, A la recherche de l’école de Palo Alto, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 1992

A Palo Alto, petite ville de la côte californienne, s’est sans doute pro­duite l’une des entreprises intellec­tuelles les plus importantes de la seconde moitié du siècle. Pourtant, les idées de ses mentors, parmi lesquels Gregory Bateson, Paul Watzlawick, Don Jackson, n’ont pas encore beaucoup circulé en Europe. Une équipe de psychologues et d’anthropologues de l’Université de Liège, cependant, s’est donné pour mission de porter cette bonne parole sur le vieux continent. Il y a une di­zaine d’années, dans La nouvelle communi­cation, Yves Winkin avait compilé et pré­senté une série d’articles théoriques de chercheurs américains liés à cette « anthro­pologie de la communication ». Aujourd’hui, Jean-Jacques Wittezaele et Teresa Garcia, fondateurs d’un Centre Grégory Bateson à Liège, présentent l’école dans son évolution historique, brossent le portrait de quelques éminents Palo-altistes, et nous in­troduisent à la fois à l’approche théorique et à l’application thérapeutique qui présentent toutes deux des changements radicaux de perspective par rapport à la tradition béhavioriste et à la psychanalyse jungienne qui se pratiquent là-bas.

Il s’agit donc bien d’une recherche qu’ont entrepris Wittezaele et Garcia, et, à la lec­ture de leur ouvrage, on se met à souhaiter qu’elle conduise à des retrouvailles dans le champ scientifique européen. La thérapie exercée à Palo Alto repose en effet sur quelques principes qui ne laissent pas d’étonner. D’abord, on se focalise sur la situation présente, et non sur le passé : loin de prétendre combler la source d’une bles­sure, le thérapeute ne s’applique qu’à mener le patient à amoindrir les conséquences du mal dans sa vie quotidienne. Ensuite, plutôt qu’une prise de conscience, il cherche à provoquer chez le parient un changement comportemental qui a été clairement défini au préalable. Enfin, les thérapeutes de Palo Alto n’hésitent pas à combattre les contra­dictions qui minent les pathologies par d’autres contradictions, en usant de tech­niques paradoxales, telle l’hypnose, ou dé­stabilisantes, par exemple en changeant de thérapeute au cours d’une séance. La technique paradoxale la plus importante est également une hypothèse théorique, éla­borée par Grégory Bateson, permettant de décrire bon nombre de situations patholo­giques, notamment schizophrènes. Elle est connue sous le nom dedouble bind ou double contrainte. En voici un exemple : une mère dit à son fils d’aller se coucher « puisqu’il a l’air fatigué ». Si le vrai motif de la mère est d’éloigner son enfant, et comme cependant elle se donne l’air de se soucier de lui, celui-ci se sent doublement contraint d’obéir, et doublement puni, d’une part en raison de son éloignement, d’autre part par le devoir d’aller au lit quand il n’est pas fatigué. En outre, l’enfant ne dispose d’aucun recours pour sortir de cette double contrainte. Pour cela, il fau­drait qu’il puisse te mettre en cause le cadre même de l’injonction maternelle, et l’accu­ser du même coup d’être une « mauvaise mère ».

Comme l’enfant, le schizophrène est celui qui n’arrive pas à sortir de la contradiction d’une situation donnée, et qui dès lors ma­nifestera son impuissance par un dérègle­ment plus grand de sa personnalité. Ce qu’il y a de profondément bouleversant dans cette théorie, c’est qu’elle met en cause non seulement le malade, mais aussi sa famille ; et la maladie n’est plus le problème d’un seul individu, plus fragile que les autres, mais réside dans la relation qui le lie à son entourage.

On laissera au lecteur le soin de découvrir combien d’autres thèses passionnantes sont exposées dans cet ouvrage, en ne l’avertis­sant encore que de ceci : on ne s’embête pas une seconde en compagnie d’auteurs tels que Wittezaele et Garcia. Car ils font preuve d’un souci admirable pour ménager dans la lecture des pauses et des distractions aussi agréables qu’enrichissantes. Tra­vaillant par touches biographiques, géné­reux d’anecdotes en tous genres, puis décri­vant le contexte géographique et social dans lequel a évolué l’école de Palo Alto, pour seulement alors exposer ses idées maîtresses, à l’appui d’exemples et de cas particuliers, ces auteurs ont réalisé avec A la recherche de l’école de Palo Alto,un « ouvrage de vulgari­sation » qui mériterait de faire oublier ce que cette expression peut avoir de péjoratif.

Sémir BADIR

Le Carnet et les Instants n° 77, 15 mars – 15 mai 1993