Alain Berenboom, Monsieur Optimiste

L’escamoteur de l’histoire

Alain BERENBOOM, Monsieur Optimiste, Genèse, 2013, 248 p., 22,50 €

berenboom monsieur optimisteLes personnages discrets peuvent se révéler finalement très insistants et occuper une place déterminante dans l’univers d’un auteur. C’est assurément le cas de ce pharmacien qui apparaît dans plusieurs romans et nouvelles d’Alain Berenboom. Dans Monsieur Optimiste, il prend toute la place : il faut dire qu’il s’agit du père du romancier.

Berenboom entreprend dans ce livre une démarche de mémoire. Bien après la mort de ses parents, il ouvre enfin l’armoire à archives. Pour essayer de comprendre les raisons du silence de ses parents sur leur vie d’avant, d’avant leur arrivée en Belgique, d’avant la Shoah.

En 1928, Chaïm Berenbaum quitte son shtetl des environs de Varsovie pour suivre des études de pharmacie en Belgique et y ouvrir une officine. C’est à Schaerbeek qu’il rencontre une belle Juive lituano-russe de Vilno qu’il épouse quelques semaines avant le 10 mai 1940. S’ensuivent la fuite en France, le retour en Belgique, le passage dans la clandestinité et la résistance. Par miracle, ils échappent à la déportation. Mais, après ces expériences traumatisantes et après l’acceptation de l’horrible évidence que les familles ont été presque complètement exterminées, il faut se reconstruire.

Avant – et même pendant – la guerre, Chaïm, grand discoureur et grand analyste de salon de la situation politique européenne, faisait preuve d’un optimisme (si pas d’une naïveté) à tout crin. Face à la montée des persécutions antisémites, sa tactique est l’assimilation au mode de vie et la culture belges. Après la Shoah, ce sera la colère contre son pays d’origine, la Pologne, et le silence sur ses origines.

A partir des archives, Berenboom va reconstituer patiemment l’histoire familiale (comment trouver quelqu’un qui, 60 ans plus tard, puisse encore lire et traduire le yiddish de Maków ?) : un grand-père très religieux qui ne peut se résoudre à partir en Israël, une grand-mère non conformiste qui survivra (mais avec laquelle le jeune Alain ne pourra pas parler faute de langue commune), une tante, Sara, sous le charme de laquelle il tombe, mais qu’il ne connaîtra jamais : Sara a quitté la Belgique et est rentrée en Pologne au plus mauvais moment. Le livre fait revivre ces personnalités attachantes (parfois irritantes) ; et se montre riche d’émotions fortes, exprimées sans fausse pudeur mais sans ostentation. Comme lorsque Berenboom se demande pourquoi la table de la salle à manger chez ses parents était disproportionnée : peut-être pour accueillir tous les fantômes…

Un livre riche aussi de thématiques que l’on retrouve souvent chez les descendants de disparus, concrétisées ici de façon spécialement parlante : la question du changement de nom (et dans le cas de sa famille ce fut particulièrement complexe) et donc de l’identité et de la judéité, l’interrogation sur un avenir possible en Israël ou sur l’assimilation dans le pays d’arrivée, les funérailles religieuses ou non et surtout la question du kaddish à réciter sur la tombe des parents alors que ceux-ci n’ont jamais pu le réciter pour leur propre famille, le sentiment aussi de s’être interrogé trop tard, alors qu’il ne restait plus de survivants pour témoigner, et la tentative de comprendre les raisons de cette recherche tardive.

Berenboom se veut chroniqueur. Les blancs dans l’histoire familiale ou les situations parfois rocambolesques qu’il découvre (le policer chargé de pister son père s’appelait Porcin, très peu casher donc) sont pourtant autant de tentations de passer à la fiction, à laquelle il se refuse.

Une part fictionnelle existe cependant ; elle réside dans son interprétation des événements. Ainsi, un des premiers jobs étudiants de son père était d’être le comparse bidon d’un magicien escamotant la femme qu’il avait coupée en morceaux. Tout au long du livre, Chaïm sera présenté comme un magicien qui réussit des tours extraordinaires (dont le moindre n’était pas de séduire la belle Rebecca), mais qui finira par escamoter son passé et sa famille réduite en morceaux.

Alan Berenboom ne serait pas ce qu’il est sans son humour, parfois ravageur, qui contraste parfaitement avec les sentiments forts qu’il exprime. Cela se manifeste dans sa réécriture métaphorique et ironique de l’histoire, à l’exemple de sa description de la fuite des parents vers la France, à vélo bien sûr, par fidélité à la culture belge imprégnée encore par la victoire de Sylvère Maes au Tour de France de 39. Mais en 40, ce sont les Allemands qui trustent tous les maillots.

Cette tension maîtrisée entre émotions et humour sert bien son propos de rendre sensible le tragique de l’absence de la famille et de son histoire.

Joseph Duhamel


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°178 (2013)