Véronique Bergen, Rhapsodies pour l’ange bleu

Un discours amoureux en fragments

Véronique BERGEN, Rhapsodies pour l’ange bleu, Éd. Luce Wilquin, 2003.

40342492a4Rhapsodie, au sens moderne, désigne une pièce instrumentale de compo­sition très libre. Et, en vérité, elle est rhapsodique, cette suite de chants dédiés à l’ange bleu, dédiés par une femme à l’amour. Si le terme a souvent été utilisé pour qualifier une musique d’inspiration nationale et populaire (Robert), il en conserve toute la ferveur ici, mais se voit resémantise dans un pincement serré autour de la passion exclusive et totalisante.

L’ange bleu de ce texte n’est ni Martha ni Marlene, bien qu’il y soit fait allusion comme en un clin d’œil que le lecteur aurait attendu. L’ange bleu est une femme et l’objet d’une passion sans limites qu’éprouve une autre femme qui ne sera jamais nommée. Rhapso­dique, le récit l’est encore parce qu’il ne ra­conte pas une histoire, mais ajuste, pan après pan, les mille et une façons de dire l’amour que nulle rhétorique n’épuise.

Trois périodes se dessinent malgré tout dans cette succession non causale. Le temps du désir éperdu est le plus long, le plus difficile, le plus terrible à vivre, celui de l’évertuement aussi pour celle qui aime, sans espoir de réciprocité, un ange qui l’ignore ou regarde à travers elle sans la voir. Elle écrit, cette amoureuse, pour ne pas sombrer. Parce qu’il lui faut taire « son in­décente douleur », elle ne peut qu’écrire une lettre qui ne veut pas finir. Alors, elle va subvertir le langage, multiplier les méta­phores, recourir aux néologismes. Répéter JE T’ANGE, MON ANGE, en majuscules bloquées, utiliser les termes cultuels ou phi­losophiques de lexiques spécialisés, forger à l’envi toute une famille de mots où puisse se loger la syllabe adorée. Même Florence, la ville tutélaire, que touche constamment le froissement d’ailes des fresques de Fra Angelico, devient inévitablement Florange.

Le temps de l’acmé qui voit se concrétiser l’union entre l’ange et la femme est, on l’aura deviné, éphémère, mais dense en son récit qui puise à tous les registres pour tra­duire l’ineffable partage, l’absolu de l’accord profond : harmonie avec les éléments natu­rels, la mer, le sable, le vent, les champs, la forêt ; recours à la mystique, à la théologie, à la philosophie, à la musique, à la littérature où se déclinent les préférences. Sans répit, la femme amoureuse dresse des inventaires de caresses, ameute « une tribu de mots », in­vente « une supra-langue » de l’amour et des jeux pour amener le corps de l’aimée « à l’équateur de lui-même ».

Le troisième temps, celui de la rupture, vient sans prévenir, au moment où se dis­perse sous la violence la manifestation antimondialiste contre la réunion du G8 à Gênes, en 2001, dont on est bien étonné de lire le récit. La brusque plongée dans la réa­lité la plus explicite n’irait pas sans que re­naisse la guerre cyclique et que meure un amour ? Quel est le rapport entre ces deux événements ? Nous ne l’apprendrons pas vraiment. Il ne nous reste qu’à le deviner ou à rêver. Ce n’est pas le seul mystère de ce livre qui, par ailleurs, se compose un recueil de citations et de références savantes. Une formule personnelle est en jeu. Peut-être l’accord parfois bizarre des participes passés en fait-il partie.

Jeannine Paque

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Article paru dans Le Carnet et les Instants n°128 (2003)