Illusions du maître
France BOREL, Le peintre et son miroir. Regards indiscrets, Renaissance du livre, 2002
C’est Léonard de Vinci qui a décrété que le miroir était le maître du peintre, celui dans lequel il doit vérifier que l’illusion du tableau est correctement construite. Mais il faut tout de suite préciser que cela ne vaut que si l’art se fonde sur le critère de ressemblance. C’est évidemment sur cette approche, qui a prévalu durant des siècles (mais qui demeure restrictive), que France Borel se penche pour étudier les affinités et les connivences entre le miroir et le tableau. Et elles sont nombreuses : l’un et l’autre ont besoin de lumière mais évoquent l’ombre, tous deux posent la question de l’image, de la représentation et, par-delà, celle de la beauté ou de la séduction, ils peuvent transfigurer en manipulant les lois de l’optique ou de la perspective…
Borel s’attache à montrer que si l’image est fugitive, instantanée, dans le miroir, elle est pérenne dans le tableau qui, lui, est codifié pour raconter une histoire ; ainsi le miroir peint inséré une fenêtre sur l’imaginaire dans le tableau, une fiction dans la fiction. C’est cet imaginaire que l’auteure développe dans ce livre, convoquant, de manière plus littéraire que plastique, nombre de légendes ou de commentaires qui ont entretenu au fil des siècles la… réflexion. On peut évoquer le mythe de Narcisse, rappeler l’opposition entre apparence et réalité chez Platon, signaler l’interdit médiéval qui frappe le miroir dans lequel le diable se manifeste, le refus de Plotin d’avoir un autre reflet que celui dont la nature l’avait pourvu… Mais le miroir est avant tout un attribut de Vénus, associé à l’amour et à la beauté, et comme les peintres sont des voyeurs impénitents, il va servir de prétexte à entrer dans la sphère intime pour portraiturer les coquettes à leur toilette, dévoiler la nudité. Il participe ainsi à une paganisation de l’art en même temps qu’à une sanctification de la beauté ; parallèlement, il alimente, en peinture, les recherches sur la représentation et, d’un point de vue philosophique, un questionnement sur l’artifice et l’illusion, les tensions entre la beauté et la vanité, le pouvoir destructeur du temps… C’est sous cet aspect que le sous-titre, Regards indiscrets, prend tout son sens et si France Borel traite aussi des anamorphoses ou, par exemple, des Ménines et du Mariage des Arnolfini qui ne relèvent pas vraiment de l’indiscrétion, elle montre qu’ils font partie de cette même mythologie du miroir et de son système de renvoi qui fait toucher à l’infini par un autre moyen que le point de fuite. France Borel réussit un livre beau et passionnant sur un sujet qui est déjà, en lui-même, envoûtant. Je lui ferai toutefois le reproche de n’avoir pas assez agi en historienne à l’égard du miroir en tant qu’objet ; quelques rappels techniques sur sa façon ou sociologiques sur sa rareté auraient ajouté un éclairage intéressant à ses commentaires. Son approche peut laisser croire au lecteur que le miroir a toujours été aussi présent et aussi brillant qu’il est de nos jours et ce n’est pas la moindre des illusions dans lesquelles elle nous entraîne.
Jack Keguenne
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°127 (2003)