Élisa Brune, La tentation d’Édouard

La vibration du désir ou l’embarras de la satiété

Élisa BRUNELa tentation d’Édouard, Belfond, 2003

Qui n’a jamais rêvé un matin de trou­er dans sa boîte la lettre d’amour d’un inconnu que rien ne laissait présager ? Comment réagit-on si ce phéno­mène se reproduit régulièrement et que l’épistolier se montre de plus en plus con­vainquant dans son entreprise de séduction alors qu’on se garde bien d’y répondre ? À quoi bon se poser ces questions, cela n’arrive sans doute jamais, sauf dans les romans. C’est bien ce qu’Elisa Brune entend confir­mer avec La tentation d’Edouard. 

L’objet de cette ferveur épistolaire signée Edouard, sans autre précision, s’appelle Geneviève. Elle est photographe. Parce qu’elles transmettaient d’elle une image qui le transportait, ses pho­tos ont séduit le signataire des lettres dès qu’il les a vues lors d’une exposition. Elle ne déchire pas la première lettre ni les suivantes qu’elle continue à lire, avec curiosité et bien­tôt avec plaisir. Elle n’y répond pas, cepen­dant, jusqu’au jour où, n’y tenant plus et en réaction aux premiers signes de lassitude de son correspondant, après plus de deux mois d’obstination, elle écrit à son tour, comme on va à un rendez-vous pour dire qu’on ne viendra pas : on connaît cette chanson-là. Le manège va durer : le temps de prendre de plus en plus de plaisir au jeu et, ce faisant, de faire vraiment connaissance.

D’échanger des informations, des jugements, des confidences sur l’existence, sur le monde et surtout sur soi. Il y a là un besoin irrépressible de se montrer tout en se cachant qui excite la jeune femme bien qu’elle se prétende satis­faite de sa vie conjugale et refuse de la com­promettre. D’avancée en dérobade, la con­frontation longtemps improbable aura pourtant lieu, tout à la fin du récit, il est vrai. Le vrai plaisir de la rencontre, et d’ailleurs de la lecture, réside bien davantage dans la composante ludique de l’entreprise que dans sa concrétisation. Le lecteur qui s’est pris au jeu avance et recule au fil de sa lecture et, même s’il se lasse en chemin, il sait qu’il faudra en finir et s’avoue curieux du dénouement. Quoi qu’il ait imaginé de toutes les perspectives envisageables, il sera saturé de sens, de matière, de détails sur l’ac­complissement que les derniers chapitres dis­pensent à profusion, au point de se deman­der si tant de paroles étaient bien utiles pour aboutir à ce qu’il faut bien appeler le passage à l’acte. En guise d’apothéose, le feu d’arti­fice semble fait de pièces rapportées.

Le long et lent processus de la conquête, finalement réciproque, et mené de main de maître, vi­sait bien à démontrer que « la vibration du désir » surpasse de loin « l’embarras de la sa­tiété ». Avec au passage, de réels bonheurs dans l’évocation ironique des platitudes de la vie à deux, dans les définitions raisonnables ou folles de l’amour et ses contingences, dans les portraits de femmes héritières de mai soixante-huit, affrontant bravement le di­lemme où les pousse leur inégale considéra­tion envers les hommes, oscillant entre condescendance et gourmandise.

Jeannine Paque


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 130 (2003)