Carte blanche : Amélie Nothomb

Ne penser qu’à ça

J’écris depuis huit années. Des romans toujours des romans. Hygiène de l’assassin est mon onzième roman. Je l’ai écrit il y a longtemps déjà, il y a un an et demi. Depuis, j’écris le seizième. Ceci pour dire qu’écrire est toute ma vie.

Hygiène de l’assassin est le premier roman que j’aie montré à un éditeur.

Je n’aurais sans doute jamais tenté d’être publiée si je n’avais subi un gros échec professionnel, qui m’avait fait comprendre que je n’étais pas capable de travailler. Écrire, c’est s’approcher dangereusement de la liberté divine : le contraire du travail. Un plaisir qui dépasse tant le plaisir n’a pas besoin d’une médiatisation. Inversement, celle-ci ne peut pas lui nuire. Vu le succès du livre, bien des gens me demandent si mon écriture ne va pas se corrompre, si je ne vais pas perdre cette ivresse qui a cessé d’être secrète. Je n’ai aucune peur à ce sujet. Cette magie est trop forte en moi. Rien ne l’affecte.

Certes, cette publication est une grande chance pour moi, d’autant qu’elle se passe incroyablement bien. Si la critique belge est modérée, les critiques françaises et suisses sont unanimes dans leur délire. Je préfère y voir un phénomène d’hystérie collective.

Plus grave et plus flatteur à la fois : depuis que je l’ai présenté à l’édition, la paternité du manuscrit ne cesse d’être contestée. La semaine dernière encore, un journal français affirmait que j’étais un prête-nom, comme dans l’affaire Gary-Ajar. Aucun démenti n’est possible puisqu’il n’y a pas d’expertise en la matière. Au début, ces histoires m’amusaient, d’autant qu’elles honoraient mon livre. À présent, je commence à ressentir une certaine perplexité. D’après cette presse, il est impossible que j’aie 25 ans, il est même impossible que je sois du sexe féminin. Que puis-je répondre ? Je me sens de moins en moins crédible. Je sais bien, pourtant, que j’avais 24 ans quand j’ai écrit ce roman et qu’il est totalement de ma plume. Mais ce n’est pas très grave. Un jour, j’aurai digéré que mon œuvre n’a plus rien à voir avec moi, et que ni elle ni moi ne nous en portons plus mal.

La littérature, personne ne sait très bien ce que c’est. Ce que je sens, c’est qu’elle est un Graal : les livres la recherchent et ne l’atteignent presque jamais. Si l’on prend un grand chef-d’œuvre de la littérature et si l’on en enlève les éléments non littéraires, il nous en restera à peine une poignée de poussières volantes. Mais ces poussières existent et valent d’être poursuivies à travers tant de contingences. Hygiène de l’assassin  est un roman qui signale et souligne avec cynisme l’encombrement de ces contingences au sein de l’œuvre de l’écrivain. C’est pourquoi le livre est drôle. C’est pourquoi, bizarrement, la dimension littéraire de ce bouquin est révélée à l’œil nu, comme transcendée par tant de propos iconoclastes.

Mon roman est en vente depuis le 1er septembre. En vente : c’est à dessein que j’ai choisi une expression aussi crue. Il ne faut pas se leurrer sur la nature de l’édition. Mais j’ai décidé de jouer sans états d’âme un jeu qui ne méritait aucune considération profonde. Tant d’écrivains essaient d’être publiés, en vain : j’y suis parvenue au premier essai et le livre est déjà un succès. Au nom de quoi oserais-je jouer la carte de la pudeur blessée ? Les très nombreux écrivains qui affectent cette attitude feraient bien de se rappeler que personne ne les a obligés à être publiés. Il faut suivre le noble conseil de Joubert : « s’aveugler bravement » et ne pas y penser.

Car le monde de l’édition n’a rien à voir avec la littérature. Et il ne faut penser qu’à la littérature. Il faut penser au grand frisson que l’on ressent quand on sait que sa plume l’a effleurée. Il faut penser à la joie formidable que l’on éprouve quand on rencontre une trace de littérature au coin d’un livre, de n’importe quel livre.

Il ne faut penser qu’à ça.

Amélie Nothomb


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°75 (1992)