David Merveille : quand l’illustration se suffit à elle-même

David Merveille

David Merveille

Du haut de ses quarante-cinq printemps, David Merveille nous surprend depuis déjà plus de vingt ans. Sorti de la section des humanités artistiques de l’Institut Sainte-Marie à Bruxelles, l’auteur-illustrateur bruxellois choisit d’étudier à l’Atelier de communication graphique de l’École nationale supérieure des arts visuels de La Cambre. C’est certainement là qu’il développe son sens aigu du message à travers l’illustration. Non pas un message moralisateur, bien-pensant ou pompeux, mais une envie de communiquer simplement par l’image, sans forcément  y adjoindre du texte. Depuis toujours, David Merveille nous délivre des messages décalés, souriants, pleins de fantaisie. 

David Merveille est encore étudiant à La Cambre lorsqu’il publie son premier livre pour enfant. Blanchette la vache sans taches (Nathan, 1992) illustre le texte de Zidrou, avec qui il collaborera plusieurs fois durant sa carrière. Ce premier opus est surprenant, car bien qu’adressé à de tout jeunes lecteurs, nous y retrouvons déjà ce qui constituera la patte de David Merveille : un dessin simple, coloré, teinté d’humour, d’insolite et de poésie, propice à une lecture sans texte.

Depuis lors, David Merveille a publié une quarantaine de livres, réalisés principalement pour la jeunesse, en solo ou avec des auteurs parmi lesquels Agnès de Lestrade, Bernard Friot, Régis Lejonc, Isabelle Maquoy, Christian Merveille, Carl Norac ou Jean Van Hamme. Nathan, Mijade, Milan, Artis-Historia, Averbode et Le Rouergue sont autant d’éditeurs témoignant leur confiance en cet artiste décidément de plus en plus reconnaissable à mesure que son art se précise, délaissant progressivement la ligne claire pour des contours nets, désormais marqués par les formes et les couleurs. Ce style simple qui le caractérise, amènera David Merveille à réaliser, dès ses débuts, des images publicitaires, des couvertures de livres, des illustrations de nouvelles pour la presse et des affiches : la Fureur de lire, la Foire du livre de Bruxelles (1998), le 15è Salon du livre de jeunesse de Charleroi, le Prix Sorcières (2012), les bibliothèques publiques francophones… toutes sont marquées de la griffe Merveille : le message par l’image.

Ainsi, dans son Juke-box (Rouergue, 2007), nous découvrons dès la première page, la devanture du bistrot où l’action se déroule. Le tenancier prépare consciencieusement son établissement. Les clients s’y croisent, s’y succèdent, et se laissent librement aller à leur passion pour la musique. Le juke-box en provenance directe des années soixante joue à tue-tête. Le fana de disco, fossette au menton, se transforme en un John Travolta fiévreux sur la piste de danse, et brandit le bras dans une position devenue célèbre, tout en devenant le « i » du mot « disco », tandis que le « o » se change en boule à facettes. Un Pavarotti chauve se met ensuite à chanter, ouvrant grande sa large bouche ovale comme le « o » du mot « opéra ».  Le rappeur scratche sur des platines sur lesquelles se dessine le mot « hip-hop »… Les choristes, le gothique, la cantatrice, l’homme-orchestre, le country man, le saxophoniste de jazz, le trio de cordes, Chet Baker, un punk, des bluesmen, tous sont là, et même Jacques Brel et son port d’Amsterdam est présent dans le petit bistrot. Mais il est l’heure de fermer l’établissement. Le rythme de la lecture se calme alors soudainement : la musique s’est arrêtée. Les chaises sont rangées, et lorsque le serveur est parti, c’est au tour des souris de faire la fête sur un air de Mickey 3D ! Juke-box est un irrésistible mélange de genres et d’époques, sans texte, mais avec une musique omniprésente, élément rassembleur de ces personnages si différents les uns des autres.

Dans Fais c’que je dis, pas c’que je fais ! (Seuil jeunesse, 2013), David Merveille s’autorise quelques courts textes pour accompagner ses illustrations. Ce petit album cartonné est articulé de volets à soulever. Une première lecture nous indique ce que les parents disent de faire, et sous le volet, les petits garçons et petites filles nous exposent leur manière de voir ce conseil ou cette remontrance : « Maman m’interdit de mettre les doigts dans le nez» et sous le rabat : « Pourtant, elle le fait quand elle croit que personne ne la regarde ». « Maman raconte à toutes ses amies qu’elle adore les bébés », mais « Alors pourquoi, la dernière fois, elle a dit qu’elle aimerait jeter ma petite sœur par la fenêtre ? ».  Chaque scène vaut le détour, à l’instar de tout l’univers graphique de David Merveille. Le ton du texte est malicieux, et les illustrations vivantes sont le reflet de situations de la vie quotidienne que parents et enfants connaissent bien, ancrées dans une société multiculturelle.

Certes, David Merveille vit avec son temps et les techniques d’illustration à l’ordinateur ne lui sont pas étrangères. Il n’oublie cependant pas ses fusains, ses pastels, ses gouaches et ses collages… autant d’outils lui permettant d’épurer ses dessins, tout en insistant sur les détails dont il est friand.

Comme dans tous ses livres, David Merveille procure du plaisir tant aux jeunes lecteurs qu’à leurs ainés. Il excelle dans cet art de la lecture multiple et son Grand imaginier des chiffres (Gautier Languereau, 2013) le démontre : des doubles-pages incitent le lecteur à rechercher les éléments se rapportant aux chiffres. Allusions, citations, références, jeux avec les mots… tout est bon pour inciter le lecteur à se replonger encore et encore dans cet album. Et force est de constater qu’à chaque nouvelle plongée dans l’univers de David Merveille, un petit détail nous saute aux yeux, alors qu’il nous avait échappé jusque-là. En autonomie ou partagée, la lecture devient jeu (malgré l’apprentissage des chiffres), et n’est plus que plaisir.

De lecture multiple, il en est plus que jamais question lorsque David Merveille s’approprie le personnage de cinéma créé et interprété par Jacques Tati : monsieur Hulot. Apparu en 1953 dans Les vacances de monsieur Hulot, monsieur Hulot est un personnage très attachant par sa distraction, et son aspect décalé par rapport à la société soumise aux technologies et aux gadgets qui l’entoure. Un demi-siècle plus tard, David Merveille explore à nouveau ce personnage quelque peu étourdi dans Le Jacquot de Monsieur Hulot (Rouergue, 2006). Avec sa pipe, son imperméable, son chapeau, son parapluie, son solex et son perroquet Jacquot, nous suivons le long chemin de Monsieur Hulot qui provoque sur son passage autant de catastrophes que de rires. Sélectionné pour de nombreux prix et récompensé notamment par le Prix Québec/Wallonie-Bruxelles de littérature de jeunesse en 2007, cet album se déroule sans un mot. Les scènes défilent, tel un long métrage, et le format du livre n’est pas sans rappeler l’écran de cinéma lorsque les doubles pages se déplient pour devenir triples. Monsieur Hulot enfourche son vélo, traverse la fête foraine, le parc, la ville animée de travaux et de circulation. Nullement perturbé par les évènements qui se déroulent sur son passage, il poursuit son chemin, et malencontreusement, voilà que son Jacquot s’échappe et s’envole. Monsieur Hulot gravit les escaliers d’un immeuble et grimpe sur les toits pour rattraper son ami à plumes. La magie opère : en équilibre subtil entre le toit et le sommet de la tour Eiffel, Monsieur Hulot récupère son oiseau parleur dont on comprend alors toute l’importance.  Jacquot est Christian, et Monsieur Hulot est Cyrano. À deux, ils déclarent leur flamme à une belle au balcon. Et finalement, que découvrons-nous ? Tout cela n’était qu’un long plan pour un film. C’est en tout cas ce que laisse supposer le décor qui s’effondre. Une mise en abyme du film dans le livre d’un film.

Dans ces scènes qui s’enchaînent, tout peut se produire. Il suffit de s’arrêter et de contempler la vie foisonnante qui jaillit des pages : là une dame heurte un réverbère, ici un forain reçoit une balle dans l’œil, ailleurs Jacquot laisse échapper son poisson… Des plans larges dans lesquels Monsieur Hulot est parfois perdu. À la première lecture, nous le recherchons dans la double page. Puis nous déplions le volet et c’est une avalanche de détails qui se déploient. David Merveille cite ses amis (la tête de Ducobu sur un ballon), des publicités imaginaires rappellent sa carrière dans le domaine, et sur certaine planche, les plus attentifs découvriront l’illustrateur, son épouse et leurs trois enfants !

S’il est un sentiment qui émane de ces scènes, c’est bien la joie de vivre communicative, intemporelle et poétique. Cette même joie, nous la retrouvons dans Hello Monsieur Hulot (Rouergue, 2010). Débutant comme au cinéma (« Les éditions Rouergue présentent… »), cet album est une succession de sketches sans paroles, présentés sur deux pages : la première subdivisées en cases, comme une bande dessinée, et la deuxième qui présente en gros plan, le dénouement de l’histoire, tendre, drôle et absurde. Au fil des pages, Monsieur Hulot fait tomber la neige sur Paris, déclenche une gigantesque bataille de boules de neiges, arrose son voisinage, s’imagine cow-boy, protège les pigeons de la pluie, dirige une symphonie urbaine, explore le mimétisme des animaux du zoo… Les planches sont truffées de détails et nous entrons avec aisance dans l’imaginaire et les fantasmes de ce personnage, décidément improbable, à la bienveillance naïve et spontanée. Tantôt maladroit, rêveur, amoureux… Monsieur Hulot déborde d’imagination, et celle-ci culmine lorsqu’il se retrouve en Don Quichotte sur son destrier dans le reflet du cours d’eau qu’il suit, chemin faisant, sur son indissociable solex.

Également récompensé pour cet ouvrage (Prix Libbylit 2011, Prix Paul Hurtmans 2012), David Merveille n’est pas près de s’éloigner de son personnage fétiche. Il parle lui-même de « grippe hulotte », et il n’est dès lors pas étonnant qu’il continue d’explorer son « double » de papier en participant ou en initiant différentes expositions autour de Monsieur Hulot. En 2012, une exposition au Rouge-Cloître (Auderghem) a d’ailleurs fait l’objet d’un remarquable catalogue : Monsieur Hulot s’expose (Rouergue-Racine), présentant plus de 80 illustrations de David Merveille, ainsi que des commentaires d’artistes à propos de Monsieur Hulot ou de Jacques Tati. Il n’est pas rare de lire, dans les critiques à propos des ouvrages de David Merveille, que ceux-ci sont le prolongement dessiné que Jacques Tati aurait aimé pour son Monsieur Hulot.

Aujourd’hui enseignant à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles, David Merveille transmet sa passion pour le graphisme et l’illustration aux grands de demain. Très actif sur le web, il vous fait découvrir son actualité et son travail sur son site, sa page Facebook ou Pinterest. Il y dévoile son prochain livre qui sera… une aventure de Mr Hulot pardi ! L’émouvant étourdi sera cette fois à la plage, en vacances (n’était-ce d’ailleurs pas ce qui était annoncé dans la dernière planche de Hello Monsieur Hulot ?). Le livre sortira (au Rouergue) en été 2015. Nous pourrons alors nous étourdir à notre tour devant cette dernière merveille d’un David, qui dans toute son œuvre, s’amuse, infiniment.

Natacha Wallez


Paru dans Le Carnet et les Instants n° 186 (2015)