Xavier DEUTSCH, Too much sur la terre comme au ciel

Trois lectures

Xavier DEUTSCH, Too much sur la terre comme au ciel, I, II et III, Le Cri, 1994

Too Much sur la terre comme au ciel est un cryptique publié en volumes séparés qui s’appréhende comme une traversée du siècle illuminée par trois villes et trois femmes.

Le premier volet (Paris, 1919) est centré sur le passage éphémère de la princesse Pauline Alexandrovna Potemkine. Entourée de WPiot et du Père Lucien (qui lui fournit les fraises qui constituent sa seule nourriture), elle va dépenser sa fortune en offrant un cirque à Nijinski et en acquérant un splendide immeuble où elle donnera une somp­tueuse réception aux principaux dirigeants européens. Après quoi elle disparaîtra dans les airs.

L’argument semble indiquer que Xavier Deutsch, écrivain prometteur de 29 ans, veut élargir son public. Effectivement, après quatre romans, il nous fait grâce ici des fugues adolescentes, des parties de scrabble en famille et des victoires de Senna. Il n’em­pêche que sa fantaisie et ses indéniables ap­titudes stylistiques nous laissent un peu sur notre faim voire nous agacent. Les bouleversements lexicaux et syntaxiques (« il est 1918 », « finissement de ce qui ad­vint à la princesse Pauline »), une structure de récit décousue, faite de petits tableaux, d’esquisses et de digressions ne semblent pas avoir d’autre but que d’offrir un exutoire à l’imagination et à la naïveté émer­veillée de l’auteur.

Un petit livre à la mesure de l’édition luxueuse mais un peu tapageuse (entre pas­tel et fluo), une prose poétique imperti­nente ou un fatras précieux et inutile, sui­vant la bienveillance ou l’irritabilité du lecteur.

Thierry LEROY

Prologue : un dialogue (typographie noire) entre deux personnages dont on devine, du premier, qu’il va en­treprendre un récit sur Budapest, les nazis, les fascistes hongrois et les troupes russes, et du second, qu’il a quelques connaissances historico-linguistiques sur la Hongrie. Au­tochtone ? Dictionnaire vivant ? Petit(e) ami(e) ?Apparemment rédigé en « Europe occidentale-1993 » (citation). Epilogue (interactif) : une adresse à « la femme ou (au) garçon qui me lit », invité à écrire le(s) mot(s) de sa Hongrie à lui sur la page, puis à la jeter, « allumée comme une étoile », dans les flammes. Typographie : le bleu. Prologue-épi­logue, entre les deux Xavier Deutsch joue des couleurs, selon qu’il s’agisse de la fiction ou du narrateur observant son récit en train de s’écrire. S’écrire : c’est de cela qu’il s’agit. Le narrateur se trouve très vite aux prises avec l’Histoire et ses personnages : une jeune fille d’origine juive, Magdolna, son frère Laszlo, leurs parents les Domolky. Magdolna a choisi de répondre à la folie du Dragon (fasciste) et de l’Ours (russe) par une idée insensée — mais généreuse — : sauver d’autres familles juives de la déportation en les abritant dans la maison familiale. A la fièvre — stimulée par le vin — du narrateur, Magdolna répond par des murmures, des rires étouffés, des lignes bleues qui perturbent le déroulement du récit. Journal, roman épistolaire, une courte scène dramatique : Xavier Deutsch égrène ses mots magyars magiques, laisse le lecteur se prendre par la main… au risque de le laisser en panne. Mais son narrateur a de bonnes lectures : il re­çoit Le Carnet et les Instants même au mois d’août.. Est-ce le même qui affiche son patro­nyme à chaque coin de page ? A suivre…

Alain DELAUNOIS

 

L’Angleterre, c’est Shakespeare, n’est-ce pas ? Dans Liverpool, 1994, le vieux Lear, maître de la ville, se cherche un héritier. De Strachan, O’Reagan ou Laura, lequel de ses trois petits-enfants saura le mieux surmonter l’épreuve initia­tique qu’il leur a imposée, lequel parviendra à dire la vérité de la cité sur laquelle il ré­gnera sans partage ? Strachan le technocrate l’a traquée dans les rapports des experts en tous genres. O’Reagan le bourlingueur : il n’a fait le tour du monde, semble-t-il, que pour mieux célébrer les vertus du clocher natal. Et Laura, la douce et si belle ? Comme-dans Shakespeare, il en faut bien une qui re­fuse l’héritage, et c’est la plus aimante. Shakespeare, donc du théâtre : un prologue pour installer l’éclairage (il suffira de convo­quer la lune), un acte pour présenter les protagonistes, un autre pour dénouer l’in­trigue, en un langage qui privilégie les formes oratoires : dialogues, interpellations, répétitions phoniques. Avec aisance et viva­cité, Deutsch invente ainsi une espèce de récit théâtralisé à la dynamique tout à fait intéressante. Mais pour le drame, n’est pas Shakespeare qui veut : il faudrait que le ly­risme ne s’encombre pas de tant de mièvres manières. Et Liverpool, c’est la musique : une pulsation qui monte des caves pour ga­gner l’océan, et les terres. « Dou. Di-di-di. Sessa », dit Deutsch, et ça swingue. Mais n’est pas Beatles qui veut, et les quatre gar­çons dans le vent ne se contentaient pas des bannières d’un style qui claque.

Carmelo VIRONE

 

  Le Carnet et les Instants n° 82, 15 mars – 15 mai 1994