François Emmanuel, Regarde la vague

Kaléidoscope familial

François EMMANUEL, Regarde la vague, Seuil, 2007, 

emmanuel regarde la vagueC’est peu dire que les crises familiales font depuis longtemps les beaux jours des romanciers. François Emmanuel, passé pour l’occasion chez un nouvel éditeur, nous en offre un exemple d’une grande virtuosité. Réunie une dernière fois dans la maison familiale à l’occasion des noces d’Olivier, l’aîné des garçons, la famille Fougeray va se livrer à l’inventaire de ses névroses comme semble toujours y inviter une succession, celle du père en l’occurrence, Georges Fougeray, archéologue fascinant et sauvage, disparu en mer dans des circonstances obscures. C’est autour de son souvenir qu’une ronde en quatre temps — la veille, le jour, la nuit, le lendemain — imaginée par un auteur mélomane va pouvoir s’amorcer. Outre ce dispositif temporel, ce sont cinq voix qui vont nous livrer les clés de la généalogie familiale, celles des cinq enfants Fougeray dont le flux des pensées nous plonge dans une écriture et un ton qui ne sont pas sans évoquer Nathalie Sarraute.
Il y a d’abord l’aînée de la famille, Marina, dont la fille Hyacinthe, avec laquelle tout contact est devenu impossible, fut élevée par le patriarche dans la grande maison en bord de mer pour échapper à de terribles allergies. Hyacinthe qui a hérité de cette sauvagerie mélangée d’érudition qui l’effrayait tellement chez son père. Hyacinthe qui est comme la marque fraîche du père, comme un dernier enfant de celui-ci déposé tel un miroir en face des autres et à ce titre aimée ou détestée selon l’image qu’elle renvoie à chacun. Ensuite vient Olivier dont les noces doivent être parfaites — avec la tout aussi parfaite Lynn — pour effacer autant que possible un parcours chaotique rythmé par des crises de violence terrifiantes que tous s’efforcèrent toujours de dissimuler «sous le drap noir des familles», comme l’écrit si bien François Emmanuel. Sa sœur Grâce est au contraire celle qui porte et qui supporte tout derrière une inflexible tenue qui est la marque des bonnes familles. Seul un récent cancer du sein a brouillé cette image trop lisse et avec lui la rencontre d’un chirurgien dont la voix était l’écho possible d’une autre vie loin de ce corset bourgeois qui peu à peu l’éteint. Alexia est la fille du père, cette préférée qui porte en elle cet étouffant héritage, la seule à laquelle Georges Fougeray écrivait des lettres dans lesquelles il livrait davantage que ce qu’un père confie habituellement à sa fille. Femme brillante, elle s’est engagée dans le domaine humanitaire en sachant néanmoins qu’aucune vie sauvée ne l’apaisera jamais. Elle est aussi celle qui résiste aux hommes, préférant rester dans une solitude qui la rend brusquement dure et cassante avec les autres, incapable de relâchement, tendue par l’espoir d’un père qu’il ne lui faut pas décevoir, même par-delà la mort, surtout par-delà la mort. Le dernier de la fratrie est Jivan, «l’enfant indien de la mère» comme l’appelait son père, témoignant par là qu’il restera toujours l’étranger, cette pièce exotique du tableau familial, au regard toujours un peu triste et perdu, ce frère qui n’en est pas vraiment un et dont la peau colorée attirera les faveurs de la farouche Alexia. Enfin, il est une voix devenue inaudible car effacée depuis longtemps, celle du sixième enfant, le très jeune Pierrot, autre victime de la mer. Et ces voix du père et du frère absents sont remplacées par l’incessant ressac de cette mer par laquelle tout s’échappe et revient inévitablement, par la vague encore lointaine qui se nourrira des douleurs du passé pour venir se fracasser sur une piste de danse, ersatz moderne d’une scène de tragédie attique au milieu du mariage d’un bourgeois de province.

On a l’habitude de dire de François Emmanuel que sa production est rythmée par des romans légers et d’autres graves, entre réjouissances estivales et rigueurs hivernales. Nul doute que ce Regarde la vague lorgne plutôt vers la seconde catégorie avec cette histoire d’une famille secouée par son propre passé. On retrouve également ce style très musical dont l’allongement de la phrase compose un rythme poétique tout à fait singulier. Seuls bémols : une virtuosité qui peut parfois occulter la sensibilité du propos et une profusion de personnages qui perd le lecteur peu attentif. Mais il lui suffira sans doute d’adopter lui aussi le mouvement immuable de la vague pour retrouver les êtres disparus.

Laurent Moosen


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°148 (2007)