Paul EMOND, Les vingt-quatre victoires d’étape du peintre Belgritte

L’art est athlétique

Paul EMOND, Les vingt-quatre victoires d’étape du peintre Belgritte, Maelström, 2013

« Si Belgritte s’intéressa au Tour de France, ont écrit de nombreux critiques d’art, s’il peignit le cycle des Victoires d’étape (je souris à ce mot cycle surgi spontanément sous ma plume), c’est parce qu’il voulait rivaliser avec les célèbres Footballeurs de Nicolas de Staël. »

Ainsi s’ouvre le texte. Le narrateur, Veuillot, ami du peintre Belgritte et critique d’art, nous propose de connaître les véritables circonstances d’une épopée artistique. Nous sommes en 1958. Veuillot travaille à sa monographie de Scott (celui de Paysage avec homme nu dans la neige). Lors d’une visite à Belgritte, il se laisse entraîner dans le dernier projet du peintre : suivre le Tour de France du plus près possible, sentir les étapes, les vivre, jour après jour, et chaque soir peindre une toile qui en rendrait compte, qui en serait à la fois la synthèse et la traduction picturale. Le cousin de Belgritte, le journaliste Luc Varenne, est d’accord pour l’embarquer dans la voiture officielle de la radio belge ; Veuillot, quant à lui, les précédera sur sa Harley-Davidson pour aller préparer la chambre d’hôtel du peintre et la transformer en atelier éphémère.

Dès la première toile, Belgritte montre que ce projet fou promet de grands chefs d’œuvres, et qu’il y donnera ce qu’il a de meilleur. Mais voilà, le Tour oblige tous les participants à puiser dans le fond de leurs réserves d’énergie, et Belgritte, ce coureur du pinceau, ne sera pas épargné. Si tout d’abord son moral est soutenu par les performances de Geminiani, son coureur fétiche, peu à peu le rythme dingue – un sprint pictural par soir, excusez du peu ! – oblige Veuillot à faire à l’artiste une piqûre de fortifiant, qu’il appelle pudiquement le « petit viatique ». De plus en plus près de la crampe, de plus en plus accro à sa piqûre, Belgritte semble néanmoins capable de tenir le coup, mais les embûches s’accumulent sur sa route : les relations avec Luc Varenne sont tempétueuses ; les étapes recèlent parfois de trop belles femmes ; la victoire de Geminiani est incertaine ; et le frère du peintre – ennemi juré de Veuillot – décide de se joindre à l’équipe.

L’histoire est pleine de péripéties et de rebondissements – pour tout dire haletante. Quant au style, il est vissé au corps de cette aventure, il l’anime. C’est une des merveilles de l’écriture de Paul Emond : il fait danser son récit. Ses mots sont les muscles puissants d’un corps aérien, la finesse de son épiderme. Ses phrases sont les figures audacieuses et ses chapitres la chorégraphie qui tire le lecteur de son fauteuil et l’emporte dans sa ronde. C’est le talent de Paul Emond : à le lire, nous surprenons nos jambes qui pédalent sur une bicyclette imaginaire, nos mains qui courent sur la toile, nous voyons ce tableau qu’il nous raconte plus qu’il nous le décrit. Et l’humour du texte participe bien entendu à cette implication physique dans la lecture. Car Paul Emond est un des descendants de Shéhérazade, il connaît l’art de la fiction, qui est une histoire d’amour entre le fond et la forme, et qui offre de l’existence en plus, bien réelle. Tout comme Belgritte, cet alchimiste rimbaldien, transforme en explosion esthétique un effort sportif, a priori destiné à une performance objective, Paul Emond fait d’un témoignage de courses – celle des cyclistes, celle de Belgritte, et celle du narrateur – un ballet enlevé. C’est encore – et c’est un des domaines de prédilection de l’auteur – une mise en scène jouissive du fait de prendre la parole : le narrateur, se moquant de ses confrères qui eux-mêmes le raillent volontiers, se justifie sans cesse (et illustre souvent le don de Paul Emond pour la parenthèse délicieuse) ; Luc Varenne est épuisant et divin de volubilité ; Belgritte parle peu parce qu’il enflamme ses toiles. Tout dans Les vingt-quatre victoires d’étape du peintre Belgritte va l’amble, et quand Veuillot note qu’il aime particulièrement le mot « véloce », on y lit comme un raccourci poétique de tout le récit.

C’est dire si le prétexte du cyclisme – qu’on découvre incroyablement pictural – convient à la plume de Paul Emond : il nous rappelle la cavalcade sternienne de La danse du fumiste et de tous ses romans ; il nous offre des pépites d’expression qui ont dû exciter l’auteur : Geminiani est « Le Grand Fusil », Darrigade est « Le Basque bondissant », Bahamontes, « l’Aigle de Tolède ». Paul Emond revient au roman en toute grande forme : il nous montre à quel point l’art peut être athlétique.

Nicolas Marchal


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 178 (2013)