Portes et livres ouverts : des soirées enlivrantes au Centre culturel d’Uccle

Enlivrons-nous avec Véronique Bergen et Jacqueline Rousseaux ©Steve Polus

Enlivrons-nous avec Véronique Bergen et Jacqueline Rousseaux ©Steve Polus

De nombreux lieux présentent, font vivre et découvrir, l’œuvre d’auteurs belges. Des lieux essentiels puisqu’ils permettent de mettre un visage sur un nom et d’entendre l’écrivain s’exprimer en direct sur son travail. Pour ce numéro, nous avons assisté à une tribune « Enlivrons-nous« , créée et animée par Jacqueline Rousseaux, présidente du Centre culturel d’Uccle (CCU) et de la Foire du livre belge.

Ce soir-là, Jacqueline Rousseaux reçoit Véronique Bergen, pour sa fable canine et environnementale écrite en « hominidien », Tous doivent être sauvés ou aucun (Onlit Editions), sorte de requiem pour les chiens massacrés dans l’Histoire. L’occasion aussi de saluer l’entrée récente de l’auteure belge, philosophe de formation, à l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, où elle succède à Philippe Roberts-Jones. Curieuse de tout, Jacqueline Rousseaux aime découvrir, apprendre et partager ses enthousiasmes. « Déjà, à l’école, nos institutrices nous encourageaient à lire, se souvient-elle. C’est très important. Dans ma famille, la lecture était appréciée. J’ai toujours aimé cela aussi. La littérature est un merveilleux médium pour découvrir le monde et l’humain, voyager dans le temps, l’espace, l’histoire, les mentalités… et donner envie de découvertes plus concrètes ensuite. C’est magique. Je ne puis que féliciter celles et ceux qui ont créé et encouragent les prix des lycéens. C’est important pour les auteurs, qu’ils contribuent à faire connaître, et pour les jeunes, qu’ils conduisent vers la lecture. »

Joli néologisme et jeu de mots

Lorsqu’elle accède à la présidence du Centre culturel d’Uccle en 2001, elle décide de réserver une place à la littérature, initiative peu fréquente en centres culturels. Elle se lance dans deux aventures originales : une Foire du livre Belge en 2003, suivie l’année suivante de la création d’une tribune qu’elle nomme « Enlivrons-nous ». « Ce néologisme faisant allusion au livre bien entendu, précise-t-elle, mais aussi au fait que l’invité « se livre » au fil de l’entretien, tout comme le public est susceptible de le faire lors des questions-réponses qui le suivent. Il n’y a pas nécessairement de livre sous-jacent à la rencontre. »

Des écrivains sont dès lors invités à cette tribune, mais aussi des artistes, des créateurs, des personnalités du monde culturel, de grands esprits, comme le chorégraphe Maurice Béjart, le sculpteur Olivier Strebelle, l’artiste-peintre Thierry Bosquet, auteur de splendides décors d’opéra et de théâtre, l’artiste Isabelle de Borchgrave, qui réalise avec génie des vêtements de papier, le couturier Olivier Strelli, le philosophe Michel Serres, le professeur Christian de Duve et de nombreux comédiens (Jacqueline Bir, Brigitte Fossey, Jean Piat, Jacques Weber, Francis Huster…).

« L’entretien avec Maurice Béjart m’a particulièrement marquée, se souvient Jacqueline Rousseaux. Le seul entretien « public » (hormis ses nombreuses interviews) que Béjart ait donné en Belgique, malgré ses longues années passées à Bruxelles, celles où il fit l’essentiel de sa carrière. C’était l’année précédant celle de son décès. J’ai compris que c’était pour lui une forme de remerciement et d’adieu au public bruxellois, auquel ce créateur de génie a montré ce soir-là son attachement. Y participaient Jacques Franck, qui a suivi l’œuvre de Béjart toute sa vie, et Michel Robert, qui avait publié un livre d’entretiens avec lui. »

Autre « Enlivrons-nous » marquant : celui avec le Professeur de Duve, grand chercheur, homme de science, Prix Nobel qui venait du publier ses mémoires, son onzième livre, quelques semaines à peine avant son décès, à nonante-cinq ans. Ce fut son dernier entretien public devant huit cents personnes venues l’écouter et lui marquer leur admiration.

« J’ai trop de magnifiques souvenirs que pour faire une sélection, constate-t-elle. Je suis très reconnaissante à Jacques Franck, alors rédacteur en chef de La Libre Belgique, d’avoir inauguré cette tribune en 2004 pour parler de son ouvrage Des lieux, des écrivains, livre magnifique où il décrit le cadre et les conditions de la naissance d’œuvres d’écrivains célèbres. Un petit bijou, fort bien écrit, où l’on voyage et où l’on apprend beaucoup. »

En plus de quinze ans, au fil de septante « Enlivrons-nous », pour environ nonante invités, dont près de septante auteurs, les anecdotes ne manquent pas. Parfois, elle reçoit un duo ou un groupe, comme cette tribune consacrée aux avocats qui écrivent ou encore lors d’une fort joyeuse soirée à l’occasion du septantième anniversaire de la revue de création Marginales, dirigée par Jacques De Decker et Jean Jauniaux. Parmi d’autres anecdotes mémorables, celle de la tribune avec Patrick Nothomb, le père d’Amélie, qui passa de nombreuses années au Japon, notamment comme ambassadeur. « Soucieux de s’imprégner de la culture de ce pays, il s’était initié à l’art du Nô. À l’issue de notre entretien relatif à son très éclairant Intolérance zéro. 42 ans de diplomatie (Racine), une jeune fille lui demanda d’illustrer le Nô, dont elle ignorait tout. Quelle ne fut pas ma surprise de le voir inspirer profondément puis se lancer d’une voix profonde dans une incantation tout-à-fait convaincante ! »

Il y eut aussi ces discussions animées entre tintinologues autour du Dictionnaire amoureux de Tintin d’Albert Algoud; le talent de conteur d’Yvon Toussaint venu présenter L’autre Corse, à propos de l’inimitié coriace entre Pozzo di Borgo et Napoléon ou encore l’érudition de Philippe Paquet, auteur d’un remarquable Madame Chiang Kai-Shek, palpitante leçon d’histoire plusieurs fois primée.

Vous avez lu mon livre !

« Mais, sourit-elle, la plus surprenante remarque qui me fut faite est : « Vous avez lu mon livre! C’est formidable ». Vous comprenez ma surprise devant cette réaction récurrente… » Comme de juste, pareille interview nécessite plus que la simple lecture de l’œuvre. Explication par l’intéressée : « Si je prépare bien entendu l’entretien et mes questions, mon invité découvre celles-ci en même temps que le public. Je tiens à ce que la conversation et les réponses soient aussi spontanées que possible. Je vise généralement à présenter l’invité dans un contexte plus global que l’objet précis de la rencontre : un livre, une pièce de théâtre, son parcours, sa personnalité, son « moteur culturel ». J’essaie de communiquer une émotion ressentie, l’intérêt pour un talent, un domaine, un sujet. Donner au public l’envie, après l’entretien, d’aller plus loin, de découvrir l’œuvre de l’auteur ou de l’artiste, s’intéresser davantage à telle ou telle question abordée, à une forme d’art mise en évidence, à un pan de l’histoire… »

Parmi ses invités, une grande majorité de Belges, ce qui a dû lui apporter une certaine vision de la littérature belge. Quelles en seraient pour Jacqueline Rousseaux les caractéristiques principales? « Plus d’un ont tenté de répondre à cette difficile question et il y a autant de réponses que de personnes interrogées, explique-t-elle. Et sans doute les réponses sont-elles aussi fonction des genres auxquels on s’intéresse. Pour ma part, il me semble que la manière de s’exprimer des Belges est plus directe, moins formaliste, à l’image du cinéma belge, qu’ils font preuve d’une imagination fertile, originale, d’un humour particulier, l’autodérision étant fréquente chez nous, ce qui nous distingue de nos voisins. J’ai aussi constaté avec plaisir que désormais nos auteurs n’hésitent plus à situer leur action dans des villes, des quartiers de notre pays et ainsi à affirmer leur identité, leur nationalité, alors que cela ne se faisait quasiment pas auparavant. Nos écrivains ont chacun leur style et pourtant une forme d’identité commune en arrière-plan. »

Une tribune, des tribunes

Cette dimension « belge » se retrouvait également dans l’organisation de la Foire du livre belge, créée avec une petite maison d’édition uccloise. La collaboration a duré pendant deux ou trois ans. « Ensuite, poursuit Jacqueline Rousseaux, j’ai continué en multipliant les entretiens avec les auteurs, en incitant les maisons d’édition belges à y ouvrir un stand et en créant la Soirée des prix littéraires, où sont invités tous les auteurs belges ayant été primés au cours de l’année écoulée. Une généreuse donatrice souhaitant soutenir cet effort a créé le Prix Cognito, octroyé chaque année au dessinateur/scénariste de la meilleure BD historique belge. »

Un rendez-vous annuel fixé, à partir de 2003 et jusqu’à sa dernière édition en 2017, avec la littérature belge, trois jours durant en novembre, toujours au Centre culturel d’Uccle. Une Foire 100% belge, animée non-stop par des entretiens littéraires, débats, rencontres et dédicaces, autour de livres en tous genres, pour tous les âges et tous les goûts, essais, romans, art, livres jeunesse ou BD. Mais pourquoi cet événement, en plus de tout ce qui existait déjà ? « Cette Foire du livre belge est née d’un constat: le fait que les auteurs belges n’étaient pas mis en avant ou très insuffisamment et la tendance de nos compatriotes à se diriger quasi systématiquement, dans les foires comme lors de leurs achats en librairie, vers les grands noms français largement soutenus par les médias. Cette initiative a donc été prise pour tenter de changer le regard des lecteurs, d’attirer leur attention sur nos auteurs. Seuls des éditeurs belges pouvaient y avoir un stand. Car le travail de nos maisons d’édition est à soutenir également. Cette Foire a, du moins je le crois, permis au public de se rendre compte de l’existence de nombreuses maisons d’édition belges. À part quelques-unes, elles sont souvent petites, mais chacune a son style, sa spécificité, sa raison d’être. Ce qui est belge est devenu « tendance » pour nos grands voisins et on constate même que certains éditeurs français cherchent à racheter ou à développer une antenne en Belgique. Il me semble qu’après quinze ans d’efforts, le message selon lequel nous avons de nombreux auteurs de qualité, et qu’ils méritent que l’on s’y intéresse, est dorénavant bien mieux reçu et que la presse et les libraires les soutiennent davantage. Les distributeurs aussi doivent aider à cela. »

Au cours de ces quinze éditions, le public a pu entendre près de huit cents auteurs belges s’exprimer. Parmi eux, et Jacqueline Rousseaux insiste sur ce point, des primo-romanciers, débutants, et souvent méconnus : « Pour moi, une Foire du livre ne doit pas être réservée aux auteurs confirmés. Il est essentiel de les mettre à l’honneur, mais il faut aussi ouvrir les portes aux autres. Un jour, une maman m’aborde. « Mon fils de treize ans a écrit un premier roman. Pourrait-il le mettre en vente à la Foire du livre belge ? » Je décide alors d’inaugurer avec lui la Foire à venir et de lui offrir sa première interview. D’emblée, le jeune Clément Trouveroy, du haut de ses quatorze ans fraîchement acquis, m’annonce : « C’est le premier d’une trilogie ». Ensuite, il s’est installé à côté de son ouvrage, au bord d’un étal où des centaines d’autres livres attirants s’offraient aux visiteurs et, en fin de Foire, il en avait vendu onze exemplaires, un record. Je l’ai bien sûr réinvité pour présenter la suite de ses aventures épiques ! »

Michel Torrekens

En pratique

Centre culturel d’Uccle (CCU)
Rue Rouge, 47
1180 Uccle
Site internet


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 202 (avril 2019)