Eloges
Eric BROGNIET, L’Atelier transfiguré, Le Cherche Midi, 1993
Eric BROGNIET, Surgissements, Tétras Lyre, 1993
Eric BROGNIET, Transparences, Les Eperonniers, 1993
… Où le poème encore
En son avènement
vient à voir sa parole brisée…
(Pierre Torreilles, Denudare)
Il sera question du monde. Et du verbe pour le dire. Et qui échoue à le dire. Il sera question de la couleur des mots et de la palette des peintres. Et des variations infinies de l’éloge et des revers de l’éloge : la parole drue, rocailleuse, technique parfois. La plénitude dans l’inachèvement du poème, dans l’exercice toujours recommencé du déhanchement verbal, des éraflures de la voix. De l’auteur, Eric Brogniet, il faudra préserver à l’esprit la continuité de la démarche, son insigne cohérence. Il faudra négliger le décorum, les à-côtés : des prix, des articles, une vie complète en poésie.
C’est assez du texte, en effet, et des mutations qu’il épouse, et des chemins qu’il trace et efface tour à tour. Avec Surgissements, le poète prolonge l’esquisse des métamorphoses de la matière, qui nous était familière depuis Le feu gouverne. Se soumettant à un effort de dessiccation de la parole, il atteint à un vrai lyrisme, dans la concentration de mots savamment choisis, au besoin puisés dans des registres distincts. En outre, il déploie un rythme propre, coutumier des ruptures qui émaillent le flux de la conscience :
Une force sans fin puisant Ses souffles traverse l’air Les blés couchés les gisants S’enfonce dans les trous Les loques de la conscience Tandis qu ‘au loin passent Les troupeaux de lumière
Se tenir en cette attente il n ‘est alors pour penser Que les solitudes d’amour Et leurs bouches orantes
S’il exclut toute naïveté, le haut langage pratiqué par Eric Brogniet induit l’examen des implications éthiques de la prise de parole. Car nul n’écrit innocemment, quand ce que la langue « énonce /A nom de cendres et de brouillards » , et que « le visage de toute Histoire / Porte ses stigmates ». Quoi qu’il en ait, le poète ne crée pas dans le confort de l’amoralité, et il sait que sa charge ne doit rien céder à certain éclat futile des métaphores.
C’est une égale exigence qui a présidé à la composition deTransparences, son dernier recueil. La confrontation aux éléments n’y recèle d’autre fin que le laborieux décryptage d’un sens qui se dérobe, qui s’élude dans les approximations du langage. Pour résister à « l’éboulis du sens », et que « l’intelligible progresse », l’auteur peut recourir au jeu baudelairien des correspondances :
On voit l’onde sonore Dans le temps dissocié On entend l’onde lumineuse
Les sensations s’entremêlent donc, et l’intellect perd sa préséance. Car l’Art en ses formes multiples peut seul structurer le néant, et sa part d’inavoué conférer à l’homme l’aune où mesurer son existence. Aussi n’est-ce pas un hasard si Eric Brogniet, dans son travail poétique, s’est fréquemment appuyé sur des recherches picturales contemporaines. Avec L’Atelier transfiguré, il compose d’ailleurs l’hommage le plus judicieux aux incertitudes et aux pouvoirs de l’artiste. Alternant monologues du peintre et poèmes démarquant des tableaux de Chagall ou de Modigliani, il laisse à d’autres la glose et le bavardage vaguement salonnard. Il tend plutôt à donner de la création une vision plus haute et plus contraignante : des toiles, des poèmes, pour circonscrire le manque, pour tracer le contour des carences essentielles. Et le visage de Jeanne Modigliani s’avère alors
… un gouffre
Qui contemple la béance
Insoluble de l’être
Pour célébrer « les noces avec la perte », il fallait cette voix où se rompt toute emphase, où se mêlent « (les) songes bleus, (les) mots et (les) cris entassés ». Il fallait au poète certaine humilité pour mettre en exergue l’œil en éveil du peintre ; et certaine audace pour transcrire, par la rugosité des mots, la diversité lyrique de la palette :
Tiens nous au bord des déchirures Où notre souffle court ô fugitive Tiens nous dans la joie de dire La diffraction de la lumière…
Laurent ROBERT
Le Carnet et les Instants n° 79, 15 septembre – 15 novembe 1993