Exercice de jouvence intégrale

L’âge d’or de la bande dessinée belge. La collection du Musée des Beaux-Arts de Liège, sous la direction de Thierry Bellefroid, Impressions Nouvelles, 2015, 96 p., 19,50 €

Qu’elle était opportune et bienvenue, la pharyngite ou la grippe qui offrait à l’enfant des années ‘70 et ‘80 le loisir de passer une journée alité, vaguement fébrile et « dérangé », sous un monceau de couvertures en laine synthétique et aux tons criards. Il y avait toujours bien un moment de l’après-midi où, vous interrompant dans la contemplation des motifs du plafond en bois lamé, maman ou papa surgissait – sans frapper bien sûr, et d’ailleurs à l’époque la porte restait toujours ouverte, pas question de solliciter une autorisation pour investir votre antre – avec à la main de quoi vous faire endurer le calvaire. Quoi de tel alors que de providentiels albums de bande dessinée ou un illustré plein de « Petits Mickeys », comme les appelaient les vieux sans indulgence ?

Je n’ai jamais été aussi agréablement malade que quand je pouvais puiser, à côté de mon lit, dans la pile des volumes annuels du Journal de Spirou que l’on achetait alors dans les rayons des grandes surfaces, avec un an ou deux de retard sur la publication, mais enfin pour un prix de revient moins cher qu’à l’unité et avec le gain en sérieux d’une reliure cartonnée… L’intimité avec la lecture, l’ouverture sur le rêve éveillé, le goût des histoires, un certain sens de la poésie aussi, se forgent avec ce genre d’expériences à répétition. Le morne quotidien se peuple, en l’espace de quelques cases, de figures en deux dimensions mais si bien caractérisées qu’elles deviennent d’emblée familières ; mais si présentes que les frontières entre réel et imaginaire s’abolissent.

Le volume L’Âge d’or de la bande dessinée belge restitue ce pouvoir magique inhérent à la BD. Paru conjointement à l’exposition de la collection de planches originales de BD du Musée des Beaux-Arts de Liège, il constitue bien davantage qu’un catalogue : c’est un exercice de nostalgie intégrale doublé d’une réflexion des plus complètes sur la bande dessinée en tant que discipline créative consacrée, champ éditorial complexe et marché à haut potentiel spéculatif.

Voilà qui est ambitieux, et peut-être même démesuré : peut-on prétendre enter l’évolution d’une forme de création sur l’évocation d’une vingtaine de spécimens de planches ? Eh bien, le défi est parfaitement relevé, grâce à la diversité des contributions et des regards qui, tout en restant très personnels quand ce n’est subjectifs, convergent vers des constats identiques : la bande dessinée mérite de figurer parmi les arts majeurs, et sans doute n’aurait-elle pas connu son destin florissant si elle avait éclos ailleurs qu’entre le triangle sacré formé par Bruxelles, Marcinelle et Verviers.

Une zone géographique qui, une fois circonscrite, permet à José-Louis Bocquet de conclure son excellent rappel historique sur une interrogation que l’on devine rhétorique : « Les bandes dessinées belges et françaises se sont nourries l’une de l’autre et ces incessants échanges graphiques ont tracé les contours de ce que les historiens du Neuvième Art appellent aujourd’hui l’école franco-belge. Belgo-française ne serait-il pas plus juste ? » Pas question de « cocoriquer » à vide, puisque le constat est sans appel. Si ses origines peuvent être identifiées dans l’illustration du xixe siècle, de Georgin à Rabier, ou encore dans certains comics américains du xxe siècle, la BD moderne a été magnifiée dès ses débuts par Hergé. Certes, son contemporain français Alain Saint-Ogan participera également à ce basculement, avec les aventures de Zig & Puce, mais il ne connaîtra en rien la postérité d’un Georges Remi et son travail n’accèdera guère au rang d’œuvre universelle.

Au-delà de ses trouvailles de génie sur les plans narratif et structurel, de son souci documentaire quasi obsessionnel, d’une fermeté technique dans le trait digne d’un sage oriental, Hergé aura en effet été le premier à comprendre les stratégies de marketing propres à garantir le succès et la pérennité du médium bédéistique. Son intuition cruciale aura été de saisir l’importance de la mise en album de ses feuilletons. La publication des Cigares du Pharaon en 1934 par Casterman pose la pierre inaugurale d’une bibliothèque pyramidale qui, sans occulter l’importance de la presse comme moyen de diffusion privilégié, autonomise la BD et l’anoblit comme « livre » à part entière.

Comme en Belgique rien n’est véritablement centralisé, la BD se polarise en deux groupes. Leur dynamique propre, indépendante mais en dialogue permanent avec l’autre, n’est pas sans évoquer celle qui caractérisera dans nos contrées le surréalisme, réparti entre la capitale et le Hainaut. Hergé sera le chef de file de l’école bruxelloise, et l’on rencontrera dans l’équipe dont il sut s’entourer la fine fleur de la « ligne claire », les Edgar P. Jacobs, Paul Cuvelier ou Jacques Martin. Plus canaille et échevelé, le style du Journal de Spirou, créé par la famille Dupuis de Charleroi-Marcinelle, comptera dans ses effectifs Morris, Franquin et Paape, rassemblés autour d’une autre figure tutélaire : Joseph Gillain, alias Jijé.

Malgré la concurrence commerciale – la BD devenant dès 1946 un produit de consommation de masse qui brasse des enjeux économiques considérables –, Spirou et Tintin ne se livrent pas une guerre ouverte. Ils coexistent, parfois échangent cordialement, et se tiennent dans leur coin de ring comme deux adversaires qui jugent inutile l’affrontement tant ils sont conscients de leur respective robustesse. Les différences de style de ces deux géants tracent les axes de force qui sous-tendront, pendant près de trois décennies, la création dans le domaine.

La BD ne se fige pas pour autant, elle suit le monde tel qu’il évolue, pour le meilleur comme pour le pire. Ainsi, en 1965, Michel Greg, devenu rédac’ chef de Tintin, laisse-t-il pénétrer dans une publication qualifiée de « réservée à la jeunesse » des scènes dures et violentes, sous la plume de Hermann ou de Dany par exemple. Puis, pour ce qui sera de l’avènement de la BD adulte, la main passera après Mai 68 du côté de la France, où des fanzines du gabarit de L’Écho des savanes, Métal hurlant, Fluide glacial injectent une dose d’impertinence, d’humour aussi déjanté que volontiers salace, de rock and roll et de psychédélique. Le genre atteint l’âge adulte, tout simplement parce que certains ont pris conscience que son public vieillissait aussi et qu’on n’allait plus le fidéliser longtemps avec des valeurs héritées de Baden-Powell et les bras ouverts de Don Bosco. Hergé pouvait taxer les dessins de Franquin de « vulgaires » ; aujourd’hui, les bons élèves comme ceux qui restaient près du radiateur sont reconnus comme des classiques…

Dans son étude sur « La BD comme art », le journaliste spécialisé et commissaire d’exposition Didier Pasamonik relève que la situation longtemps marginale de la BD fut en fait sa meilleure chance de se hisser à un niveau supérieur de reconnaissance symbolique. Il rappelle que, si Hergé fut un collectionneur d’œuvres d’avant-garde, de Fontana à Lichtenberg en passant par Dubuffet, il ne prétendait pas pour autant faire partie de la tribu des artistes contemporains ni pratiquer l’un des Beaux-Arts. C’est durant l’année 1964, à quelques mois d’intervalle et chez deux auteurs différents (le critique de cinéma Claude Beylie puis le rédac’ chef de Spirou Yvan Delporte), que l’on rencontre les premières occurrences de l’expression « Neuvième Art ». L’étiquette sera ensuite avalisée par le spécialiste des paralittératures Francis Lacassin et dévalisée à tout-va par la presse.

Cette reconnaissance vaut à la BD de se muer en objet de prédation des collectionneurs publics comme privés. Côté expositions, la BD s’affiche dans des galeries pointues ou des musées d’art contemporain, comme à Gand en 1987, où les planches se voient assurées au taux de toiles de Petits Maîtres : imaginez, 200.000 francs belges pour couvrir… une couverture d’Hergé, et la moitié pour un Pratt ou un Reiser – une somme difficilement concevable pour des bédéistes toujours vivants à l’époque ! Les affaires iront meilleur train encore quand les libraires-brocanteurs investiront la place. Didier Pasamonik nous fait visiter à sa suite ces grandes enseignes disparues dont on devine qu’il les a fréquentées en bédémane compulsif, entre les librairies Futuropolis ou Azathoth de Paris et la boutique de Michel Deligne, sise à Saint-Josse. Ce lieu mythique servit non seulement d’exemple à d’autres libraires, qui foisonnèrent dans les années ‘80, mais fut aussi un « haut lieu de culture populaire, [qui] servit d’université à une noria de jeunes collectionneurs que l’on retrouve plus tard dessinateurs ou éditeurs. Ce n’étaient pas des spéculateurs, mais bien les premiers conservateurs d’un patrimoine dont ils pressentaient la valeur ».

« Valeur », le mot est lâché. Et de la sphère qualitative, il glisse inéluctablement vers le règne du quantitatif. Les prix que peuvent atteindre, en vente publique chez Artcurial ou chez Christie’s, la moindre gouache de Franquin, une planche originale de Peyo ou une couverture de Manara, donnent le tournis. Ils créent aussi, il faut le dire, le malaise, car l’on assiste ici à un exemple particulièrement frappant de « rarification » et de spéculation débridée à partir de produits de divertissement. La BD a beau être parvenue, avec certains auteurs, à un niveau de sophistication dans sa facture et d’élitisme à son accès, elle n’en demeure pas moins de souche populaire. Cet exhaussement sonne, aux consommateurs de base, comme une trahison. Et c’est peut-être la seule lacune de cet ouvrage : y manque une approche, même brève, de l’évolution du public de la BD. Il y a loin, en tout cas, de la tirelire que l’on cassait pour aller acquérir le dernier Gil Jourdan à l’adjudication par téléphone d’un lot exorbitant à quelque millionnaire…

Mais le mirage cruel et trompeur des chiffres a tôt fait de se dissiper pour laisser place à l’oasis du rêve et aux images, bien concrètes celles-là, qui le colportent. « Comment montrer la bande dessinée ? » s’interroge Thierry Bellefroid, dans un article substantiel où il examine, avec grande finesse, les muséographies possibles de la BD. Véritable propédeutique à l’art de regarder, sa contribution mesure les implications et les impacts sur le spectateur des choix posés pour la sélection, l’accrochage, la scénographie de la BD. Il évoque ainsi les enjeux d’exhiber des originaux, des copies, ou de mélanger les deux ; de présenter des planches isolées ou des séquences narratives entières ; d’orienter la lumière et d’agrémenter le dessin d’un fond sonore, d’un dispositif vidéo ou d’une troisième dimension. Sa réflexion, érudite sans lourdeur, ménage une transition naturelle à la deuxième partie de l’ouvrage.

Car, après une telle succession de mises en appétit, il faut y pénétrer, dans cette fameuse exposition. Et là, le plaisir est absolu. Dix-sept planches signées des plus grands noms d’hier, reproduites en pleine page, avec en regard un commentaire d’un auteur d’aujourd’hui (dessinateur, scénariste, spécialiste, etc.). Chacun de ces bijoux est extrait du Fonds de la bande dessinée conservé au Musée des Beaux-Arts de Liège, qui, avec ses 104 planches originales et ses quelque 500 albums, périodiques et magazines, est en la matière l’une des collections les plus importantes de Belgique. Sa constitution remonte à l’initiative, dans les années ‘70, de l’ASBL Signes et Lettres. Composée de passionnés du genre – dont l Jean-Maurice Dehousse, alors Ministre de la Culture, ou le Professeur à l’Université de Liège Jacques Stiennon – et travaillant en partenariat avec Jacques Parisse, chroniqueur culture au quotidien La Wallonie, l’association acquerra, au fil des concours, manifestations et événements qu’elle se plaît à organiser, une collection exceptionnelle d’œuvres signées de professionnels confirmés comme de jeunes espoirs… Carmen Genten, actuelle Conservatrice au BAL, parle de ce trésor moins en gestionnaire qu’en authentique connaisseuse et passionnée. Sa façon de décrire les différents types de papier utilisés par les dessinateurs, d’énumérer les attraits à disposer ainsi de planches où figurent des repentirs et des annotations marginales, d’envisager les bulles non encore comblées ou le noir et blanc ; tout cela nous convainc que nous sommes en présence d’œuvres d’art à part entière, et non d’esquisses inabouties ni de simples brouillons.

Alors on plonge… Dans Silence, dont la fluidité des lignes et l’atmosphère trouble ont séduit Olivier Grenson et Sergio Salma, qui n’étaient pourtant pas d’accord au départ quant aux qualités de Comès. Dans un gag de Génial Olivier, où Thierry Bouüaert décèle avec lucidité une mise en scène ironique de « la société du progrès technologique accessible à tous et [qui] se vivait révolutionnaire et triomphante en ces années ». Dans une énième querelle, sublimement glosée par Yslaire, entre Fantasio et l’incorrigible Lagaffe, à propos d’un coup de frais infligé au bureau. Dans le désert du Nouveau-Mexique, où l’on comprend, avec Philippe Bailly, « l’intelligence [de Morris] de définir les Dalton par les extrêmes, juste le petit et le grand. Ils pourraient être cinq ou six, ça ne changerait rien. La connerie et la méchanceté de Joe, la connerie et la poésie d’Averell ». Dans les arcanes d’On a marché sur la lune, décryptés par William Henne avec le secours de Vitruve et de Méliès. Dans cet épisode critique de La Marque jaune, analysé avec une efficacité redoutable et sobre par Alain Goffin, où le « µ » cabalistique est tracé pour la première fois par l’effrayant Olrik.

Et qui aurait dit qu’un jour j’aurais pu me pencher autrement qu’en gros garçon niais sur des planches de Tif et Tondu, de Bernard Prince, voire de Michel Vaillant – dont les histoires de moteurs vrombissants et les soucis de carburation m’auront toujours été plus inaccessibles et hermétiques que les délirantes fantasmagories de Will ? Décidément, Frank Pé a raison : « Ce monde de pur papier est aussi riche, complexe et infiniment grand que l’autre monde, le vrai. » La bande dessinée aura, d’une pierre deux coups, inventé la réalité augmentée avec un siècle d’avance, et contribué depuis lors au réenchantement de nos existences.

Voilà, la dernière page est tournée. Je ferme le livre, et je sens que la fièvre a diminué. Oui, j’avais oublié de vous dire : il se fait que je l’ai dévoré dans les conditions idéales, alors que dehors il neigeait et que je me dégageais d’une vilaine bronchite. C’est dire si, le temps d’un samedi sous la couette, entre quintes de toux et phylactères, une part de ma jeunesse m’aura été rendue.

Frédéric Saenen


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 186 (2015)