Plaisir en contrepoint
Françoise LALANDE, Jean-Jacques et le plaisir, Belfond, 1993
On peut discuter longuement de l’utilité des biographies d’écrivains pour la connaissance et la compréhension de leurs oeuvres. L’histoire littéraire est jalonnée de querelles de chapelle, tout comme d’intéressantes réflexions sur ce sujet. Françoise Lalande, en abordant le récit de l’enfance de Jean-Jacques Rousseau, se tire à merveille de cet épineux problème : en le dépassant. C’est que, des données autobiographiques livrées par Jean-Jacques, elle tire un roman à part entière. Tous les faits y sont rigoureusement exacts, les dialogues étant même, le plus souvent, empruntés textuellement aux Confessions. Toutefois il ne s’agit là que de matière première. S’il semble évident que Françoise Lalande apprécie l’homme de lettres et a longtemps pratiqué son oeuvre, elle a reconstruit un personnage, à partir de cette connaissance et compréhension intimes, qu’elle dote de toute la densité de son imagination. Fameux tour de force qui consiste à respecter les faits tout en se les appropriant de façon totalement personnelle. Le résultat est un récit vivant, émouvant, tout en finesse et en ambiguïté, « biographie à la fois imaginaire et vraie ». Au-delà de la tendresse éprouvée pour l’univers de l’enfance, l’auteur esquisse un portrait psychologique complexe de Jean-Jacques, tiraillé, déjà tout jeune, entre rêve et réalité, désir et dégoût, plaisir et douleur. Le titre lui-même — qui fonctionne comme un clin d’œil à la littérature du XVIIIe — cerne la thématique sans la brider. Dans le contexte calviniste d’une Genève puritaine et républicaine, la question du plaisir et de la liberté est centrale, intriquée dans les moindres gestes de la vie quotidienne. Jean-Jacques, orphelin de mère et bientôt abandonné par son père, y est sans cesse confronté. Quelle réponse y apportera-t-il ? Nul ne le sait au juste en refermant la dernière page du roman. Car, lorsque l’adolescent décide brusquement de quitter la ville, il court certes vers son destin mais fuit aussi son passé. Françoise Lalande utilise ce perpétuel contrepoint de plaisir et souffrance pour moduler de courts chapitres qui sont autant d’unités de récit autonomes mais enchaînées par la chronologie et la dynamique psychologique. Cette construction romanesque, très légère, permet à l’auteur de déployer, dans un style vif, sa finesse d’observation et son talent de conteuse, tout en ménageant à la fin de chaque épisode une pause où la vision se fait plus distanciée.
On l’aura compris, Jean-Jacques et le plaisir est une réussite romanesque qui se suffit largement à elle-même, mais qui réjouira aussi les lecteurs de Rousseau et incitera les autres — espérons-le — à découvrir son oeuvre, si attachante et toujours présente.
Dominique CRAHAY
Le Carnet et les Instants n° 79, 15 septembre – 15 novembe 1993