Thomas Gunzig, Manuel de survie à l’usage des incapables

L’homme est un loup pour l’homme

Thomas GUNZIG, Manuel de survie à l’usage des incapables, Au diable vauvert, 2013

Le Gunzig nouveau est arrivé et, autant vous prévenir d’emblée, c’est du lourd, du très lourd. Du bon Gunzig. Son dernier roman, Manuel de survie à l’usage des incapables, titre qui en soi est déjà tout un programme, est pour nous le meilleur de ses quatre romans parus sous le label Au diable vauvert et nous rappelle la douce acidité des nouvelles de ses débuts chez Julliard.

L’affaire commence d’ailleurs comme une nouvelle, sur une première partie d’à peine dix pages, apparemment anodine. Celle-ci raconte une partie de pêche aux crabes des neiges dans laquelle s’est embarquée un certain Wolf, retenez ce prénom, et qui se terminera par la capture d’une baleine, mais pas n’importe laquelle. On vous en laisse la surprise, mais tout le roman est déjà dans cet incipit qui pourtant n’a que peu à faire avec la trame qui suivra.

Trame qui déroule en parallèle deux destinées que les aléas de la vie professionnelle vont croiser de manière funeste. Il y a d’abord celle de Jean-Jean, préposé au service de surveillance d’un hypermarché, confronté aux impératifs de la survie et de la reproduction, aux logiques d’écosystème, de biotope et de peur. Il y a ensuite celle de Martine Laverdure, caissière de son état, trop lente aux yeux d’une direction qui ne voit que son chiffre d’affaires. Mission est donnée au premier de coincer la seconde, y compris en utilisant des coups tordus. Avec Gunzig, ça dézingue à tous crins. C’est noir, ça donne froid dans le dos, ça fait réfléchir, mais qu’est-ce qu’on rigole. Pourtant, on ferait mieux de se méfier, car ce qu’il décrit n’est pas très éloigné de notre réalité. Il suffit d’ouvrir les yeux et c’est bien à ça que s’attelle l’écrivain pour les incapables que nous sommes à regarder en face la cruauté du monde, notamment économique.

Broyée par le système et les règles de la grande distribution telles que les a décrites Bernardo Trujillo (1920-1971), Martine Laverdure est rapidement court-circuitée et dégommée. L’histoire pourrait s’arrêter là, mais l’imagination, disons-le, un peu dingue de Gunzig va mettre sur les traces de Jean-Jean quatre frères complètement tordus sobrement prénommés Blanc, Gris, Brun et Noir. Ces quatre frères, qui ont connu la jungle de la banlieue, ont reçu à leur naissance des gènes de loups qui les amènent à fonctionner selon les règles d’une meute.

Aussi improbable que cela puisse paraître, deux romances parviennent à se glisser dans cette narration tendue et cynique. Celle d’un des frères, Blanc, mâle dominant, pour Marianne, la femme de Jean-Jean, froide, violente, arriviste, codée reptile, mamba vert pour être précis, là où les quatre frères sont codés canidés. Et celle de Jean-Jean, lassé par sa femme, pour la très belle Blanche de Castille Dubois qui travaille pour ses patrons, les frères Eichmann, dont les centres commerciaux ont prospéré sur la misère des autres grâce à une stratégie de la tension permanente. Thomas Gunzig croque le néo-libéralisme sauvage d’une manière tellement efficace que son roman devrait servir de manuel de lutte ouvrière à l’usage des délégués syndicaux du monde entier. Pour sa part, Blanche de Castille Dubois (il n’y a que Gunzig pour coller un nom pareil à l’une de ses héroïnes) a reçu de sa mère un upgrade de loutre.

Tous ces personnages que rien ne prédisposait à se rencontrer vont croiser leur destinée pour le pire. Le meilleur n’existant pas sous les doigts de Gunzig. Il y a en effet quelque chose de désespéré dans le parcours des uns et des autres, avec une fatalité funeste qui s’inscrit dès leur enfance. Ainsi, le père de Jean-Jean est veuf, solitaire, joueur autistique, accro à ses jeux vidéos en ligne, sous le pseudonyme de Devil Anarchy 54.

Entre les quatre frères et Jean-Jean, va se jouer une course poursuite, qui va tourner à l’expédition punitive du côté de l’Allemagne et de la Russie, en un sombre et glacial road-movie. Tout l’art de Gunzig consiste à agrémenter cette aventure plutôt rocambolesque d’un regard acéré sur les travers de nos sociétés, n’hésitant pas à glisser des références aussi évocatrices que Jung, Mauss, Nietzsche, ainsi que des considérations inspirées par l’anthropologie, l’ethnologie, l’économie, la cybernétique, l’histoire, la philosophie. Il y a d’ailleurs une forme de nihilisme dans son œuvre, sans concession ni pitié, mais n’y a-t-il pas que cette lucidité pour aider les incapables à survivre dans un univers consumériste qui ne pardonne rien à ceux que le hasard confronte à l’adversité ?

Michel Torrekens


Article paru dans Le Carnet et les Instans n° 178 (2013)