Retour du refoulé : le temps des colonies
Pierre HALEN, Le petit Belge avait vu grand. Une littérature coloniale, Bruxelles, Labor, coll. « Archives du futur», 1993, 392 p.
Il faut une ou deux générations d’oubli, trente à quarante ans. Après, le passé enfoui reflue. Alors il faut faire avec : dans le nostalgique et cela donne Indochine ; dans le travail intime de la mémoire et cela donne L’Amant (le livre, pas le film) ; dans la recherche de l’historien et, pour ce qui nous regarde ici, cela donne Le petit Belge avait vu grand. Une littérature coloniale.
Il y a toujours de la passion dans ce travail avec le passé, et une raison personnelle de vouloir s’y plonger. Pierre Halen est né en 1956 au Congo/Zaïre. Il lui a fallu beaucoup de passion et de ténacité pour rassembler, lire, ordonner le corpus de la littérature coloniale belge. On connaissait bien les quelques textes d’avant 1914, ceux de notables belges qui sont allés y voir à l’époque des débats sur la cession du Congo à la Belgique par Léopold II : Emile Vandervelde, Edmond Picard, Charles Buis. Les connaisseurs n’ignoraient pas Udinji (1905) de C.A. Cudell ni la Correspondance d’Afrique de Charles Warlomont, que Max Waller publia en 1888 après le décès de son frère. Mais l’on connaissait un peu ces textes parce qu’ils étaient dus à des plumes notoires sur la scène belge. On ne les incluait pas pour autant dans un corpus distinct de la littérature belge.
C’est là le premier mérite de Pierre Halen : il a construit l’objetlittérature coloniale belge. Il prend ainsi le relais de Gaston-Denys Perrier dont la Petite histoire des lettres coloniales de Belgiqueavait été publiée en 1942 et complétée jusqu’à 1954. Je disais bien : quarante ans pour retrouver la mémoire[1].
De la passion, Pierre Halen a dû en être animé au delà de tout pour repérer et se procurer les œuvres, pour les lire, aussi, convenons-en. Il faut un projet qui transcende l’objet pour absorber ces récits sans surprise et qu’habité peu le bonheur d’écriture, à quelques exceptions près. Le projet de Pierre Halen a été de dégager de ce corpus un imaginaire : comment le Belge au Congo a-t-il rêvé sa relation avec l’Afrique et les Africains ? Partant pour le Congo sans intention de s’y établir parce que la politique colonisatrice belge l’interdisait quasiment, pensant au contraire toujours à « rentrer », les personnages des romans développent de sérieux problèmes identitaires. Les histoires d’amour entre un Blanc et une Noire sont vouées à l’échec. L’utopie africate, qui anime parfois les « anciens », qui se sont détachés peu à peu de la métropole où ils se sentent étrangers et qui seraient prêts à « rester », cette utopie ne se réalise pas : la maladie, la mort, l’accident conduisent à l’échec. Pour ceux qui arrivent après la guerre, chez qui une identité africate émergerait plus rapidement, c’est l’histoire qui fait l’impasse. Cette question de l’identité impossible à trouver m’apparaît comme le fil rouge qui permet de suivre Pierre Halen dans le dédale d’un corpus qu’il a sans doute eu du mal à organiser. Il a choisi de ne pas adopter un ordre historique, considérant qu’il y aurait uneabsence de rupture et de réorientation majeure dans l’histoire du Congo Belge (p. 312). Laissons-lui la responsabilité de cette hypothèse. Il organise donc l’exposé, la présentation et l’analyse du corpus en six lectures : histoires d’amour, énigmes criminelles, aventures (autour des hommes-léopards), maladies, sur les lieux de l’action, l’Être-colonial. En somme une étude centrée sur ce que font et vivent les personnages, sur leur manière de sentir et de rêver l’Afrique et leur place sur cette terre-là. C’est ainsi que le livre de Pierre Halen déploie tout un pan de l’imaginaire belge d’une époque et que, le temps de l’oubli révolu, il nous le restitue.
Claudette SARLET
[1] En 1992, Marc Quaghebeur avait consacré près d’une centaine de pages à ces textes sous le boisseau. Adoptant une perspective historique, il étudie plutôt les rapports qu’entretient cette littérature coloniale avec le champ littéraire belge de 1885 aux années trente. (« Des textes sous le boisseau », dans Papier blanc, encre noir. Cent ans de culture francophone en Afrique centrale. Collectif édité sous la direction de Marc Quaghebeur, par Emile Van Balberghe avec la collaboration de Nadine Fettweis et Annick Vilain. Bruxelles, Labor, « Archives du futur », 2 vol. 1992, pp. VII-XCIV.)
Le carnet et les Instants n° 82, 15 mars-15 mai 1994