Histoires de vie : des rencontres risquées entre réel et imaginaire

Traditionnellement et selon la définition courante, la biographie est l’histoire de la vie d’un personnage, envisagée comme un tout cohérent, avec un début, une fin clairement repérables, et, entre les deux, un parcours, une trajectoire, un cheminement… qui s’énonce le plus souvent selon l’ordre chronologique. En principe, la biographie a partie liée avec l’Histoire et son discours se caractérise par la volonté de transparence et la prédominance de la fonction référentielle, cognitive et documentaire.

Bourdieu a dirigé en 1986 un numéro double des Actes de la Recherche en Sciences sociales sur la biographie (62/63), plus exactement sur L’Illusion biographique qui annonce en titre général le point de vue qu’il développera dans son propre article. Il admet que « l’histoire de vie », notion de sens commun, est entrée de force dans l’univers savant, chez les ethnologues et puis chez les sociologues. S’il met en lumière le caractère illusoire de ce nouvel apport, c’est en raison de son signifié aléatoire. Mais il relève (entre autres), cette coïncidence significative entre l’abandon de la structure linéaire du roman dans la deuxième moitié du XXe siècle et cette mise en question de la vision de la vie comme cohérence. Ce qui légitimerait le rapprochement possible entre « l’histoire de vie » et la littérature.

D’ailleurs, les auteurs de biographie adoptent souvent un style littéraire ou sont eux-mêmes des littérateurs.

Face à la biographie ainsi interpellée, la biofiction ou version romancée de la biographie se distingue par la primauté voulue du message sur le référent et de l’invention opposée à la rigueur scientifique de la reconstitution de faits. Elle peut se déclarer franchement comme chez Dominique Rolin qui confie, à propos de son livre Breughel l’enragé : Mon instinct de romancière m’a toujours préservée du goût de l’érudition. Ce qu’elle entendait raconter c’était  une vie,  à l’intérieur de laquelle il me fallait circuler le plus romanesquement possible.

Elle peut aussi revêtir une forme plus populaire dans une certaine presse ou dans la littérature de masse. Jacques Dubois et Philippe Minguet en ont étudié le fonctionnement dans leur analyse des biographies de Paris-Match[1]. Celles-ci ont pour particularité d’être prédestinées et ont quelque chose de téléologique : le biographié tend à devenir ce qu’il était déjà ou il a toujours été ce qu’il est aujourd’hui. L’auteur de ces biographies affiche sa prescience du destin qu’il décrit et s’autorise donc à anticiper. Ce qui s’accompagne d’une rhétorique toute en répétitions et en hyperboles. Le plan est toujours le même : les origines ; la vocation (le héros a été appelé de toujours) ou la convocation (un événement extérieur ou interne l’a soudain déterminé) ; les exploits ; la réussite et enfin son évaluation.

Phénomène de mode ou plus simplement évolution, la biographie s’écrit différemment aujourd’hui, selon que les auteurs sont eux-mêmes écrivains ou artistes. Le triptyque de Jean Echenoz, Ravel, Courir, Des éclairs, est parmi d’autres un exemple convaincant de l’effet d’une « histoire de vie » littéraire qui se distingue à la fois de l’entreprise strictement documentaire et de la biographie romancée ou biofiction.

Ce serait une troisième voie où semblent se fondre les deux démarches évoquées et qui consisterait à s’emparer d’une matière biographique informée et à la travailler, la modeler selon ses propres affects.

Si l’angle de vue est autre, impressionniste en tout cas, il ne s’éloigne pas vraiment du sujet. La fictionnalisation est toute relative et s’apparente au mentir-vrai. Le texte qui en résulte est duel car il donne à voir la personne, l’artiste, l’écrivain considérés, mais il révèle en miroir celui qui le regarde et en écrit : portrait et autoportrait finissent parfois par se répondre. Ainsi en va-t-il des textes « biographiques » de Guy Goffette qu’il nomme très heureusement dilectures. Au moins trois livres, Mariana, Portugaise ([1991] 2014), Verlaine d’ardoise et de pluie (1996) et Elle, par bonheur, et toujours nue (1998) exposent des lectures toutes personnelles, amoureuses même. Ces romans, en forme de poèmes en prose, libèrent une réécriture constamment personnelle et se révèlent tout autant autobiographiques[2].

Histoires de vie : deux ou trois choses que j’aime en elles

Véronique Bergen

Nous examinerons, chez Véronique Bergen et Stéphane Lambert, ces œuvres bipolaires qui seraient une manière d’autocitation ou d’autographie. L’un et l’autre me paraissent dotés de ce que Verhaeren définissait déjà comme la sensation artistique, soit la disponibilité à l’entrée sournoise de l’œuvre d’art par tous les pores, à l’émotion divine qui se distingue de l’érudition ou de la compétence et de l’expertise  et, selon lui, dégage une impression surhumaine, une fureur germaine de la fureur amoureuse. Ce trouble, cet enthousiasme, cet aveuglement, cette exaltation seraient propres et réservés  à ceux qui aiment et qui auraient un sens de plus.

On peut indiquer quelques traits communs aux deux écrivains.

La matière de leurs textes biographiques vient du réel et, en général, de l’actualité ou de l’histoire récente. Elle se caractérise par l’évocation de destins accidentés, voire tragiques : mal-être, tourments, dépression, folie, suicide…

D’où parlent-ils, ces auteurs ? Ils sont eux-mêmes des écrivains, des artistes, des créateurs et à ce titre se déplacent sur un terrain familier où aura lieu l’échange qu’ils soupçonnent. Cet attrait de l’autre fait qu’ils aspirent à une rencontre privilégiée, une connivence, une complicité avec leur sujet. D’où une compréhension intime, probablement inconnue ou impossible au seul point de vue scientifique ou documentaire.

Il s’agit d’un choix personnel, ou bien ils ont été « choisis ». La subjectivité est donc avouée, l’impressionnisme avéré, le plus souvent signalé dans l’énonciation. L’emploi fréquent de la première personne, l’adresse directe au personnage clé de leur appel, l’inévitable confusion des je. La démarche, la structure de l’exposé, l’écriture sont franchement littéraires, inventives, productrices.

L’effet de tels textes est double qui éclaire à la fois sur le sujet considéré et sur celui qui l’affronte car la critique est duelle. Chez l’un et l’autre, l’empathie avec le sujet, la complicité, l’enthousiasme est communicatif et donne de la vie à une histoire développée à neuf. Ce sont des textes vibrants, vivifiants. Sans être pervers, le discours est persuasif. Il périme toute lecture ancienne et agit comme une invitation à réexaminer et à redécouvrir.

Pour qualifier ces récits, nous les appellerons « histoires de vie »,  pour reprendre la désignation de Bourdieu, mais aussi, compte tenu de la polysémie du terme « histoire » sans majuscule obligée, pour la liberté d’acception qui convient particulièrement à nos auteurs quand ils nous rendent compte et conte de leur expérience.

Lorsqu’elle publie sa première « histoire de vie », Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent (2006), Véronique Bergen a déjà à son actif deux fictions, des essais philosophiques et plusieurs recueils de poésie.  Dès cet ouvrage, qu’elle appelle « roman », elle éclaire son propos et déclare ses intentions dans un prologue où elle résume sobrement les faits authentiques dont elle va s’inspirer. Soit le rapprochement qui a pu être avancé entre l’enlèvement de l’héritier de la Maison de Bade en septembre 1812 et l’apparition, seize ans plus tard, sur une place publique de Nuremberg, d’un jeune homme au comportement malhabile, Kaspar Hauser, surgi de nulle part. Quelque peu éperdu, celui-ci tentera de pénétrer dans le monde des hommes, aidé en cela par des scientifiques qui le recueillent. Mais déjà ce prologue fait appel dans sa formule au possible imaginaire et  le texte qui vient ensuite ne se veut nullement reconstitution ou spéculation historique. C’est bel et bien un roman qui emprunte sa structure aux pratiques littéraires. L’histoire ainsi contée par Véronique Bergen s’articule selon différentes voix narratives toujours nommées, qui occupent chacune l’espace d’un chapitre daté : voix de la mère, du narrateur (une seule fois), de Kaspar, de la comtesse de H., du geôlier, d’un professeur, de l’assassin et même du cheval. C’est dire que la matière du récit, tout documenté qu’il est (en annexes, des repères chronologiques, un arbre généalogique…), est manipulée, travaillée selon un dessein qui échappe à toute volonté de transcrire la vérité historique. Au prologue répondra une postface où l’auteur détaille sa méthode et son choix : Le premier et le dernier mot appartiennent à la fiction. Avec, comme seule ligne d’horizon, l’espoir d’avoir un temps soit peu redonné voix à Kaspar, ou plus exactement laissé sa voix reconquérir un espace dont on l’avait privé. 

Il ne s’agit donc pas de reconstituer une « affaire » ni d’éclairer une énigme. Ce qui a intéressé l’auteure et suscité sa démarche, c’est la rencontre de ce personnage avec le monde des mots – je pense vrai et je parle faux, dit-il – et partant l’exploration du langage.

Ayant comme seules contraintes celles qu’il s’est données, le roman n’a guère à se soumettre à un référent qui lui serait extérieur : voilà le programme qui nous est annoncé dès cet ouvrage dont on ne savait probablement pas alors qu’il serait le premier d’une série.

Sans être à proprement parler une autre histoire de vie, Fleuve de cendres (2008) se situe dans la même perspective, nourri de plusieurs vies cette fois et peut-être plus franchement romanesque. Un passé historique (et un présent) bien réel y est convoqué : l’horreur du régime nazi ; l’enfer des autodafés, des camps, des massacres, du génocide. Ici, les faits restent généraux, formant une totalité d’autant plus accablante qu’elle est collective. Les héros ne sont pas tous reconnaissables dans leur individualité, mais ils se regroupent autour des énoncés de nombres, des séries de noms de morts ou de victimes identifiables, des mots enfin qui sont le seul moyen de résister et d’anéantir l’horreur réelle. Relevant davantage du littéraire, plusieurs histoires particulières s’inscrivent et enserrent ces énoncés funèbres, avec des personnages au seul prénom, ce qui les détache sur le fond de réalité. Prénoms de femmes, principalement, d’hommes aussi, avec une figure marquante, celle d’Ossip, rescapé des camps nazis, revenu vivant de corps mais condamné en son esprit. Il se suicidera, comme l’a fait Primo Levi. C’est à travers lui, plus encore qu’au long des colonnes de noms de victimes, que résonne la polyphonie de l’enfer, parce qu’il entend tous les hoquets de l’histoire, ne cesse de se les répéter et d’égrener les horreurs et leur héritage. Ces chapitres-là sont délimités, denses, accrochés à l’ensemble par des liens de parenté réelle ou symbolique. Chacun, chacune est un(e) écorché(e) à sa manière. Mais il faut préciser qu’au devant de ces histoires tragiques, figure essentielle, domine la passion amoureuse de deux femmes, la possession qui les soude, que redouble une fascination pour la mer qui fait fond à cet amour. Le maillage des épisodes relève parfois de l’incantation qui rompt le suivi dramatique lié à l’enfer nazi. Ce sont des textes poétiques où le lyrisme réinvente le lexique et les figures de rhétorique.

Il a bel et bien existé le personnage central de l’histoire de vie suivante puisqu’il s’agit du dernier descendant des Wittelsbach, Louis II de Bavière, dont Requiem pour le roi (2011) retranscrit les Mémoires supposés. Il a existé mais vécu dans l’imaginaire de ses rêves et la tentation des dépassements de tous ordres. Un personnage hors-normes, attachant mais dans un registre opposé, il est, comme Kaspar Hauser, bien propre à stimuler l’inventivité de Bergen. Pour donner vie à ce roi qui tient à sa fonction et à l’honneur, mais qui n’a cure des exigences pratiques qui y sont attachées, elle déploie une abondance baroquisante d’images et de langue. Loin des conflits nationaux aux internationaux, Louis préfère s’adonner au luxe, aux arts, à la musique entre autres, et à la jouissance de corps masculins. En fait, il confie la conduite de son royaume au jeu et tout particulièrement aux échecs. Dès son entrée en matière, le roman introduit la vaste métaphore qui sous-tend tout le récit : chacun des douze chapitres porte le titre d’une partie d’échecs et décrit la stratégie employée, chaque fois différente. Une notice donne en fin de volume la clé du système de notation algébrique et symbolique. Tout va concourir à construire une haute image de Louis. Selon Bergen qui ne dissimule pas son empathie pour le personnage, il a de nombreuses qualités : beauté, intelligence, finesse, créativité, esprit critique ; il est protecteur des arts, pédagogue, pacifique… Jouissant d’une ébriété lucide, il s’assimile aux poètes de l’extrême auxquels les régions tempérées sont inconnues. Ces mémoires font la part belle aux enthousiasmes et aux désordres de Louis, à son amour pour sa cousine Elisabeth « Sissi », avec laquelle il partage émois, délires artistiques et érotiques. De même que la musique a son siège dans tous les sens, la beauté, la passion autorisent toutes les dérives, car selon lui on accoste au royaume de l’esprit par la chair et donc l’orgie. Ce que le récit détaille avec jubilation, lyrisme et un luxe de détails sans taire le sadisme de ses décisions et pratiques, politiques et surtout sexuelles. Folie sans doute que ce maelström baroque des châteaux successifs où alternent le raffinement et la surcharge car ils sont une extension de [sa] personne. Et pour le dire, les figures de l’excès ne manquent pas. Que Louis parle de sa personne, je suis un opéra ouvert sur l’infini, un corps sans début ni fin, ou de ses rapports sadomasochistes avec un amant : du chien qui lèche son maître, il passe au ver qui rampe entre [ses] jambes.

Le fouler à mes pieds, le piétiner ne me suffit pas, je l’écartèle, l’obligeant à épouser la forme d’une étoile de mer. Et ainsi pendant plusieurs pages, cela devient le débit ordinaire du texte de Bergen. La dernière partie se termine bien par échec et mat, avec la déposition de Louis, son internement et sa mort mystérieuse au bord d’un lac sans profondeur. Toute à son imaginaire, Véronique Bergen n’aura cependant pas négligé le contexte historique et politique : le « pacifisme » relatif de Louis, admirateur de Caracalla et d’Ivan le Terrible, qui ne se résout à la guerre franco-prussienne que pour se soumettre au parlement alors qu’il déteste la Prusse, l’Autriche et l’idée même d’une grande Allemagne.

Tout autre est le domaine que vont évoquer les trois histoires suivantes que l’on pourrait associer à ce qui appartient aujourd’hui à la sphère people, qu’exploitent les tabloïds et magazines divers, s’il n’était le lieu d’une originalité évidente et d’une haute tension littéraire, tant y est fort le décalage entre la matière en apparence futile et la forme, le travail sur le texte, sur la langue, particulièrement riches. Pour chacune d’elles, un personnage central, figure iconique, charismatique selon certains et, de toute évidence, pour Bergen. Mylène Farmer, une chanteuse devenue mythique, célèbre autant par le déploiement scénique et visuel de ses performances que par les textes de ses chansons et la singularité de sa voix. Edith Sedgwich, « Edie », égérie d’Andy Warhol et, plus tard, Marilyn Monroe. 

Voyage en Mylénie (2012) est dédié à Mylène, en vie et en toutes lettres, et ne manque pas de signaler en fin de volume les enregistrements récents auxquels on ne fait pas écho ici, et pour cause. Voici un ouvrage foisonnant, le premier sans doute de la série à allier si constamment et intimement la logorrhée fantasmatique aux citations du réel. Le premier aussi, en dehors des poèmes, qui réveille la grammaire et vise une langue mutante. Nourrie d’un sérum sémiologique, le style couvre à peu près tout le champ des figures de l’expression (métaplasmes et métataxes) répertoriées par le Groupe µ dans le fondamental Rhétorique générale. La continuité des chapitres peut étonner, le déroulement ne se veut pas logique, bien qu’on puisse en dégager le début et une possible fin. Plusieurs ensembles se constituent progressivement, Mylène Farmer en étant la figure dominante, de front ou de biais, en relation par exemple avec Aurore la narratrice qui la considère comme sa moitié plutôt que son double, comme elle le souhaiterait peut-être, mais aussi avec « maman ». Toutes deux, se mouvant sur des scènes différentes sinon opposées, sont d’une importance vitale dans la vie d’Aurore. Un autre ensemble concerne la « davidie » qu’habitent maman et son amant David, violeur de la jeune fille. Un troisième ensemble est constitué par les amantes d’Aurore auxquelles elle est soumise volontairement et dont elle reçoit et  accepte les violences amoureuses. Les facéties, les variations oulipiennes et l’humour maintiennent le texte à l’écart de toute interprétation malintentionnée. L’intrusion des hommes dans le récit va de pair avec le viol et les femmes ne sont pas exemptes de violence. Mais celle-ci est de l’ordre de la parodie et, en étant répétitive, elle reproduit un geste réputé artistique, comme le serait celui de Hans Bellmer pratiqué sur Unica Zürn. Elle s’inspire aussi de mises en scène fictionnelles et des performances de Mylène elle-même. Ces développements  factuels mettent le psychologique à distance.

Tout ceci est ici évoqué de manière rapide et schématique qui ne révèle certes pas la mosaïque étincelante des épisodes et le baroquisme de leur succession ou combinatoire.

Histoire de vie suivante, Edie. La danse d’Icare(2013), semble à première vue de facture plus classique. Sans adopter un déroulement strictement chronologique, le récit comporte des repères précis dans le temps et dans l’espace. Les titres des chapitres livrent en alternance une information précise (La Factory, novembre 1965) et une désignation toute symbolique qui se révèle significative (La Terre Promise). Le souci de se référer au réel est manifeste. Il se concrétise d’ailleurs dans deux post scriptum voulus par l’auteur.

Le premier définit sa méthode et sa position par rapport au référent : effectuer une libre recréation de faits réels. L’icône est ici Edie, mannequin, actrice, modèle, factory girl, née dans une famille très riche en 1943 et morte à 28 ans, révoltée, « atteinte » d’anorexie, de drogue, de maladie mentale. En faisant passer le matériau brut de vies au travers du prisme de la fiction, il s’agit avant tout de donner à entendre, à voir Edie Sedgwick jusqu’au point de la faire revivre.

Mais Bergen entend bien laisser leur part d’ombre à ces personnes réelles qu’elle fait revivre à l’aide de l’imaginaire. Adoptant le plus souvent la forme autobiographique (sauf dans les interviews à deux voix) et l’énoncé en je, le parti-pris littéraire est d’autant plus manifeste qu’il prête au personnage un discours qui se partage entre le souci légitime d’informer, la subjectivité de la confidence et la démesure rhétorique. Moins extrême que dans le Voyage en Mylénie, l’inventivité linguistique est bien présente, renonçant  à une certaine préciosité pour admettre davantage de langage argotique ou typé.

Plus connue sans doute qu’Edie, en Europe et dans le monde, brûlée aux feux de tous les soleils, voici alors Marilyn Monroe, la star par excellence, au destin aussi sulfureux, dirait la presse, que la précédente, au destin tragique dira-t-on encore ! On croit bien la connaître tant on dispose d’images, de fragments, de livres, de films, d’albums de photos et même d’écrits personnels « retrouvés », il y a peu. Mais dans une perspective originale, Véronique Bergen rend consistance à un être que sa légende avait fini par effacer grâce à un texte engagé, inspiré, violent, militant qu’elle ose intituler Marilyn, année zéro (2014). Persuadée que tout reste à dire, elle reprend à neuf l’exploitation de sources et, dépassant l’intime, oriente sa recherche selon un point de vue sociologique et même politique. Bergen renoue ici avec l’organisation polyphonique. C’est un texte qui parle, haut et fort, qui crie parfois. La voix de Norma Jeane Baker, souvent en duo/duel avec celle de Marilyn, alterne avec quantité d’autres. Ce qui ne sonne nullement artificiel mais produit un texte ressenti qui donne vie et croise un milieu et un système conditionnants.

Un écrit d’amour comparable au Voyage explicitement dédié à son icône, peut-être. Mais la dédicace passe ici par les paroles de Pasolini qui célèbre de Marilyn la « beauté possédée par le pouvoir ».

Dernière  histoire de vie à ce jour chez V. Bergen, Le cri de la poupée (2015), soit la recréation de la vie d’Unica Zürn qui en assure la renaissance et combat la mort elle-même.  L’auteure déjoue le réel cette fois encore en rendant la parole à celle qui l’avait perdue et ne s’exprimait qu’à la troisième personne, comme dans L’Homme-Jasmin où elle se décrit comme une autre : une malade mentale, qui ne pouvait que produire des paroles délirantes, des anagrammes ou des dessins. L’inventivité, la subjectivité du texte de Bergen consiste donc en cette reviviscence de la parole muette, mais aussi dans la création pure et simple d’un personnage fictif, Christa, qui oppose sa voix haineuse à celle de la narratrice. A défaut de parler, la poupée Unica va crier, d’où le titre doublement évocateur, faisant allusion à ces jeux sadomasochistes avec Bellmer, consentis ou non, qui consistaient à l’encorder et la suspendre. Pas de déclaration d’intention manifeste ici, mais une certitude, il faut se tenir à distance  de la biographie, elle n’a aucun intérêt. La clé de la méthode de Bergen nous est donnée par la lecture et la comparaison accidentée des paroles de ces deux femmes, l’une réelle et l’autre pas, qui n’ont pu se rencontrer. Une rhétorique revisitée, une syntaxe et une grammaire chamboulées composent la stylistique meurtrière souhaitée.

Aujourd’hui la révolution. Fragments d’Ulrike Meinhof (2011) se distingue des histoires déjà évoquées par le temps de rédaction nettement plus long et surtout par le sujet. Les seuls mots révolution et Meinhof dans le titre permettent aisément de situer le contexte. Il s’agit de la lutte menée en  RFA par la Fraction Armée Rouge, de la traque, de l’arrestation et puis de l’éradication  (assassinat et/ou « suicide ») de ce mouvement dit la bande à Baader. On ne s’étonnera donc pas  que le ton du récit tranche avec les précédents. Les jeux linguistiques et stylistiques ne peuvent occulter si peu que ce soit la clarté du discours qui reste cependant littéraire mais transparent. Toutefois, le récit est encore polyphonique, à côté de l’exposé de la matière historique, inspiré des Carnets publiés par Maspero et préfacés par Jean Genet, en 1977, et des fragments authentiques, écrits, lettres ou déclarations d’Ulrike Meinhof. Pour faciliter la communication de ces faits d’histoire immédiate, le récit convoque d’autres figures de révolutionnaires, Antigone, Netchaiev, Rosa Luxemburg, et les dote de parole dans de longs passages intercalaires, en italiques, où se déploie la veine lyrique de l’auteure. Illustrant par là une autre manière de s’emparer du réel, mais sans quitter le vrai sujet. Une connivence heureuse qui fait écho à la déclaration d’Ulrike Meinhof qui se reprochait d’avoir débordé la lutte armée en convoquant Antigone… , alors qu’elle entendait garder le cap sur le réel, et qui symbolise une fois de plus la littérarité, la volonté de transcendance poétique de l’entreprise de Véronique Bergen.

Stéphane Lambert © Anne Bourguignon

Les vies auxquelles Stéphane Lambert dédie ses ouvrages ne relèvent ni de la sphère people ni même d’un espace familier. Le référent de ses histoires de vie est élevé, intellectuel, artistique sans être toutefois inconnu. Monet, Beckett, ce sont des noms évocateurs pour beaucoup, fût-ce superficiellement. Rothko, Staël peut-être moins, bien que l’un et l’autre ont tout récemment fait l’objet de rétrospectives à travers toute l’Europe. Ces quatre noms et celui du poète François Muir sont cités parce qu’ils désignent des figures iconiques aux yeux de celui qui les évoque et sont le sujet des « transbiographies », osons le mot, qui nous occupent. S. Lambert a aussi donné des articles et participé à des émissions ou débats sur d’autres artistes ou écrivains : Jon Fosse, W. G. Sebald, Cy Twombly et Tapies, par exemple. Ou encore Klee, Giacometti, Music, Morandi, Spilliaert… Un intérêt qu’il définit comme un véritable besoin et qui nourrit sa propre création.

Temps mauvais. Pas mis le pied dehors. Ces mots écrits par Monet ont résonné plus d’une fois dans la tête de Lambert. Or son essai L’Adieu au paysage. Les Nymphéas de Claude Monet (2008) commence par l’évocation d’une belle journée. En prologue, il relate sa traversée du jardin des Tuileries alors qu’il se dirige vers le musée de l’Orangerie où l’attendent les gigantesques toiles testamentaires. Voilà le double point de départ. La chronologie, cela viendra plus tard, peut-être. Pour le moment, Une autre perspective s’est mise en marche. Elle ne concerne que la profondeur du présent. Ces œuvres d’après la Grande guerre qu’il léguera à la France représentent la dernière grande tentation du peintre, absoudre le monde dans une parcelle d’eau, dans une éclaboussure de bleus et de verts. Effort ultime d’une vie qui s’éteint et livre son dernier souffle. Et lequel ! S’ensuit une description de Giverny et son jardin, véritable laboratoire esthétique. Plus de ciel, rien que le combat solitaire contre les eaux, les plantes et la lumière. L’oubli des conventions – cadre, bordures, motifs secondaires – est en soi une révolution. C’est ailleurs, à la National Gallery de Londres, par exemple, que Lambert a eu une sorte de révélation : que tous les tableaux du maître, même les plus terrestres, solides, architecturaux en appelaient à l’eau, à l’élément liquide, sous quelque forme que ce soit, nuage, brume, transparence, avant d’en saisir la totalité résumée dans un étang, à sa surface, à ses profondeurs cachées qu’il fallait capturer. L’eau était en fait son décor naturel, ce qui l’avait fondé et hanté. Cet enfouissement du peintre dans son jardin, cet acharnement à contempler l’eau et puis à en faire le seul motif de ses tableaux géants, Stéphane Lambert l’analyse comme le fruit d’une recherche solitaire et surtout comme une démarche radicale vers l’abstraction.

Mais l’auteur entend garder son propre rythme et continuer sa promenade qui des jardins en bord de Seine à Paris va le conduire au pied des Nymphéas dans les deux salles ovales de l’Orangerie qui leur sont consacrées. Comment décrire ce paysage imprenable qui tendait à devenir intérieur ? Il y a ce que le regard peut saisir, difficilement, car il est constamment détourné, mais surtout ce qu’une sensibilité encore confuse va absorber puis délivrer. Le passage, la transmission de ce qu’il appelle « l’émoi gigantesque du peintre », son « essence ». Image perpétuelle, cycle, telles sont les impressions qu’inspire l’œuvre dans sa globalité. La parole est alors au poète, c’est lui qui peut dégager de l’ombre première l’entendement imperceptible de ces variations aquatiques et végétales plus imaginaires que représentatives. C’est encore lui qui achève de raconter sa visite vertigineuse pour rentrer dans le monde effervescent de la ville où vont se mêler, se confondre les pensées prêtées au peintre et sa rêverie propre. Ce texte sur Monet est bref, uniquement dévolu aux Nymphéas  de l’Orangerie et calibré par les nécessités d’une collection « Matière d’images » dans le cadre d’un volume richement illustré, mais qui dès l’intitulé indique une orientation toute personnelle.

L’ouvrage suivant, Mark Rothko. Rêver de ne pas être (2011), est entièrement consacré au peintre letton, né Marcus Rothkowitz à Dvinsk, émigré aux États-Unis en 1913. Entre ces lieux que séparent un océan et plusieurs révolutions, Stéphane Lambert repère un écartèlement et en vient à cette évidence que Rothko a inventé un pays imaginaire sous la solution idéale de la couleur, comme s’il avait ainsi définitivement brouillé origine et destination. Ici, encore, le parcours est double. Certes l’auteur suit et retrace la trajectoire d’un homme tout au long de son évolution. Cet effacement d’un temps et d’un lieu d’origine pose question parce qu’il apparaît concomitant avec l’abandon de la figuration dans l’œuvre. Lambert s’interroge donc sur ce phénomène : Où va se loger ce qu’on a désappris ? , se demande-t-il.  Une curiosité qui exige une enquête, non seulement in situ, mais encore tout intérieure. Pour combler ce qu’il appelle une béance, il voyage sur les pas de Rothko, va sur place, en Lettonie, à Londres puis aux Etats-Unis et il s’attache au repérage et à l’examen des œuvres. Pas plus qu’il ne l’a fait dans L’Adieu au paysage, il ne cherche à reproduire les peintures en mots. Ce qui le trouble et l’interroge ce sont ses propres émotions devant elles. Analyser les œuvres en détail implique que l’on entre dans le tableau et que l’on transmette cette expérience. Le texte qui en résulte ne se veut ni discours technique ni développement poétique à propos de, mais il tend à qualifier l’œuvre évoquée selon les ressources du vécu et de l’émotion ressentie. De spectateur, le critique devient producteur à son tour. En témoigne de manière exemplaire la visite à la chapelle de Houston, un ensemble totalement conçu et réalisé par l’artiste. L’approche de ce lieu est d’abord évoquée comme un cheminement dans la pensée avant la confrontation directe et enfin la description. À l’exception de la reproduction de Sketch for Mural n°1, en première de couverture, les clichés et dessins du volume, liés à la personne et à l’œuvre de Rothko, proviennent des photographies prises par Stéphane Lambert. Ils illustrent un parcours d’homme et d’artiste mais ils racontent aussi une aventure personnelle, celle du critique.

De même, dans Nicolas de Staël. Le vertige et la foi (2015), Stéphane Lambert suit les traces de son sujet, ne pouvant s’empêcher de visiter les lieux où il a vécu ou qu’il a traversés et de laisser s’activer son imaginaire. C’est la nuit, sur la route de Paris à Antibes, éclairée morceau par morceau, qu’il introduit son « personnage », roulant à une vitesse excessive, alors que cette urgence est sans objet. L’auteur concentre ainsi dans ce seul espace-temps d’un voyage effréné la folie d’une vie entière, se déroulant sous le signe de l’art et du tourment. Ce déplacement, ce mouvement est capital comme s’il résumait le passage de la vie à la mort. En effet, Staël se suicide huit jours plus tard, après avoir peint un dernier tableau, Le Concert, doublement tragique. C’est ensuite que l’auteur évoque ce tableau et, à partir de là, mène tout ensemble une relation de la vie de l’artiste et une rétrospective de sa production, en imaginant cette activité dernière dans l’ombre rouge de l’atelier. L’œuvre est monumentale et saute littéralement « à la gorge ». Elle fait l’objet d’une analyse interne, mais c’est une véritable plongée émotionnelle qui vient en authentifier l’image inouïe. Seuls, un regard averti, une sensibilité en éveil peuvent inspirer de tels développements aigus et communiquer une telle vision intime. La démarche critique semble redoubler celle du peintre en démontrant combien l’œuvre et son créateur tiennent ensemble. Essai et fiction à la fois, ce récit est avant tout un objet littéraire et c’est un poème qui en est la conclusion naturelle.

Sans abuser de l’épithète ni employer de formule à l’emporte-pièce, Stéphane Lambert entend tout de même qualifier l’approche de l’œuvre qu’il présente et son  entreprise. Écrire sur Rothko lui a paru abyssal. Suivre Staël dans sa course un tourbillon pathétique, un chant désorganisé. Le voici dans cette quatrième « histoire » littéralement projeté hors de soi. Comme dans les livres précédents, il analyse une œuvre picturale, mais ici, il le fait d’emblée. Au-delà d’une érudition bien présente, en questionnant cet œil intérieur, soit l’impression profonde éprouvée devant elle. Il s’agit d’un petit tableau de Caspar David Friedrich, souvent reproduit aujourd’hui, Wanderer über Nebelmeer, représentant de dos un homme solitaire, dans une attitude élégante, de dandy ou d’artiste, qui se tient face à un paysage de brume. Si Lambert analyse ce tableau qui se trouve à la Kunsthalle de Hambourg et introduit un deuxième personnage qui se penche vers le premier, c’est qu’il imagine qu’un jour Samuel Beckett fut celui-là. Il ne s’agit pas d’une invention pure, d’une présence ajoutée, comme dans certains récits de Véronique Bergen, mais d’une hypothèse plausible. Beckett, en effet, a voyagé en Allemagne en 1936 et 1937, et c’est à Hambourg qu’il a d’abord mis le pied sur le sol allemand et qu’il a visité son premier musée, ce qu’il relate. S’il ne dit mot de ce tableau ni dans ses Carnets ni dans sa correspondance, il commentera ensuite brièvement un autre tableau de Friedrich, assez proche du premier, Zwei Männer in Betrachtung des Mondes, qu’il a contemplé à Dresde, cette fois, auquel il associera plus tard l’idée de Godot. Selon Lambert, dans Avant Godot (2016), citant au passage un texte de Geulincx que Beckett a traduit, il se serait produit là une rencontre invisible et invérifiable entre l’alchimie d’un philosophe flamand méconnu et la peinture d’un artiste allemand au renom renaissant à travers le regard d’un auteur irlandais en devenir, ouvrant un étroit passage vers la perspective d’une œuvre à accomplir.  Cette exploitation inattendue d’un « blanc », cette intuition d’un rapport potentiel entre le peintre et l’écrivain (mais aussi le philosophe) suggère de la part du critique une compréhension intime, une connivence que seule la littérature permet de formuler. Cette confrontation bienvenue de l’écrit avec l’art pictural a permis à S. Lambert d’aborder l’immensité  de l’œuvre de Beckett, un Everest, malgré le sentiment d’écrasement qu’elle lui inspirait. Cet ensemble imprévu et complexe révèle une fois de plus qu’en faisant interagir l’entendement et le mystère, l’auteur de ces textes hybrides en vient à percer le secret du vraisemblable.

Distinct des précédents, Le Jardin, le Séisme. Dans les pas de François Muir (2013). Ce texte est, comme l’indique Stéphane Lambert, une approche poétique de la trajectoire du poète belge, qui s’inspire d’éléments d’archives et de témoignages de proches. Ce livre  n’appartient guère au genre biographique et ne se veut nullement une reconstitution  factuelle mais il donne à voir une approche toute personnelle de la vie et de l’œuvre de François Muir. Lambert nourrira de son propre vécu cette vision particulière, en utilisant le je qui le signale, alors qu’il s’adresse à son sujet en vous, puis en tu et précisant : « Rien à raconter. Pas une histoire. Rien que ce qui est ». Il veut entrer dans le territoire le plus intime, privé, celui qui précède le texte : Je m’immisce là où les phrases ont commencé […] nos personnes se confondent […] comment empêcher que nos « je » se rencontrent à ce jeu dangereux d’écrire sur un autre ?

Le dessein est évident, il faut œuvrer dans ce « blanc » inexpliqué et invérifiable. Une manière d’approcher aussi la lutte acharnée d’un homme contre la folie. Le texte sera donc polyphonique, alternant deux discours, en prose et parfois en poésie, avec le recours à des graphies et mises en pages distinctes. L’intention est de dépasser le simplement dicible, de marcher dans le langage jusqu’à la limite de la langue, s’ensevelir dans son propre mouvement. D’où le culte du non et le choix d’une langue qui débâillonne. Dans la fabrique de l’écriture, l’un et l’autre savent user du désordre car il est impossible à Lambert de faire de Muir un portrait net, les modes de la narration et de la description traditionnels étant impuissants en l’occurrence. On comprend dès lors que, s’exprimant sur la création littéraire, il estime être davantage gouverné par un cheminement intime. Depuis plusieurs mois, je sens sa présence derrière mon épaule. Je me retourne car je ne peux m’empêcher de voir à travers mon travail sur lui, le travail d’un autre sur moi-même.

Il réussit pourtant à donner une image vivante du poète marqué du sceau d’auteur impubliable qui a tenté d’échanger sa solitude contre le voyage, la détermination contre la rencontre d’une autre communauté et le fait de fonder une famille, sans cesser jamais de s’en remettre à la charge explosive du poème.

Prosateurs, poètes, essayistes ou philosophes, créateurs en tout cas, Véronique Bergen et Stéphane Lambert se sont inspirés d’autres figures du domaine de l’art en général qu’ils admiraient ou qui les avaient impressionnés, intrigués. Des figures marginales, tourmentées, tragiques pour la plupart. Troublés, interpellés, ils ont voulu questionner cette réalité qui s’imposait à eux et se sont livrés à une investigation sérieuse, un vrai travail de documentation. Ils allaient progressivement découvrir l’ampleur de cette matière dont ils avaient deviné l’importance. Ils ne pouvaient dès lors qu’enquêter sur leur propre intuition et chercher à la définir personnellement.

S’ils ne se sont pas complètement identifiés à l’autre, à ce personnage qui les avait requis, c’est parce qu’ils s’en étaient emparés. Ils se sont introduits en lui, s’immisçant, se faufilant dans sa parole et dans son silence, sans craindre d’indiquer les modalités de leur intrusion, avec une indiscrétion dont ils n’éprouvent aucune honte. Au contraire, car c’est pour la bonne cause qu’ils ont volé ces vies auxquelles cette lecture-réécriture  insuffle  une vraie renaissance.

En même temps qu’ils libèrent une dimension nouvelle de leur imaginaire et font œuvre de création.

Jeannine Paque


[1] Groupe µ, « Les biographies de Paris-Match », Communications, 1970, Rhétoriques particulières, p. 16.

[2] Cf. Yves LECLAIR, Guy Goffette sans légende, Luce Wilquin, 2012.


Deux ou trois choses qu’ils nous en disent 

Pourquoi, à un moment donné de votre parcours d’écrivain (poète, romancier, essayiste…), avez-vous décidé de vous attacher à une « histoire de vie »– d’artiste, de plasticien, d’écrivain, autre – apparemment extérieure à la vôtre ?

Véronique Bergen : L’élan à m’emparer de figures réelles célèbres ou moins connues (Kaspar Hauser, Louis II de Bavière, Ulrike Meinhof, Edie Sedgwick, Marilyn, Unica Zürn…) afin de construire un roman autour de leur personne s’est fait naturellement et progressivement. Pour des raisons affirmatives, car je désirais donner voix à des figures tourmentées, foudroyées, prises dans le fracas de l’Histoire, en proie à une dévastation intérieure et livrées à une Histoire ogresse. L’écriture dresse une scène éthique au sens où elle fait entendre l’inconscient, les pulsions, l’univers psychique de ceux qu’on a muselés, sacrifiés, au sens où elle descend à la fois dans les sous-bois des mécanismes psychiques (où pulsions de vie et pulsions de mort se livrent combat) et dans la pâte profonde d’une Histoire qui broie ceux qui ne lui servent plus ou contreviennent à son cours. Pour des raisons négatives, par méfiance envers une littérature branchée sur une sphère autofictionnelle intime n’ouvrant que rarement sur le dehors.

Stéphane Lambert : L’écriture a toujours été pour moi un moyen d’explorer le ressenti. C’est comme ça que ça a commencé aussi pour mes textes sur les peintres. Je me tenais devant un grand panneau de Nymphéas à Bâle, et ce que j’ai alors ressenti dans ce contexte précis m’a fait comprendre que je me tenais face à la matière d’un livre. Mais je ne me suis pas dit « je vais faire un livre sur Monet », d’ailleurs je me suis très peu documenté sur lui, le projet du livre était plutôt de questionner la nature de mon trouble. Je n’ai pas eu l’impression de passer de l’autre côté.

En fonction de quoi, ou selon quels critères, avez-vous fait votre choix, élu la matière ou la personne que vous alliez approcher ? Quel est le lien entre ces vies-là et la vôtre ?

VB : Je les ai moins choisis qu’ils ne m’ont choisie, me réquisitionnant des années durant, poussant leur petite voix têtue, me demandant d’être exhumés, « vengés », mis en phrase. Soit que la vulgate officielle les ait caricaturés sous des traits, des poncifs qui étouffent la complexité fibrée de leur univers, soit qu’on ait voulu étouffer à tout jamais leurs chants secrets, leur part inavouable. Qu’ils soient célèbres ou non, les destins qui viennent à moi sont dans la marge, du côté des exclus, inadaptés au monde tel qu’il est, chercheurs d’évasion. C’est en fonction de résonances profondes, de connivences, d’affinités électives fortes que j’ai convoqué/été convoquée par Kaspar Hauser, Marilyn, Ulrike Meinhof, Mylène Farmer…  Un lien en intériorité portant sur certaines zones communes que je garde secrètes nous unit. Je ne vise pas à parler pour elles, à leur place, à les bâillonner une seconde fois en m’exportant en elles, mais à leur rendre une vie dont on les a spoliées. Certes, au travers de l’écoute de leurs eaux souterraines, en parlant d’elles, je parle de moi, je m’engage, j’interroge les lignes de l’époque, dans une imbrication du microcosme et du macrocosme, de l’individuel et du collectif.

SL : C’est une intuition très forte, née à partir d’un ou plusieurs éléments qui m’interpellent dans la vie et l’œuvre du créateur, qui me convainc que je dois y aller. C’est important pour moi de ne pas trop clarifier à l’avance mes motivations et d’intégrer à l’écriture du livre la recherche des raisons qui me font l’écrire. A posteriori je me rends compte évidemment que ce passage de soi à l’autre élargit le champ des possibles pour exprimer des thématiques qui m’obsèdent.

Vous sentez-vous plus concernés par une personne (et son œuvre) ou par ce qu’elle représente ? Par l’individu concret, biologique ou par l’individu construit et en relation avec d’autres ?

SL : Chez les créateurs sur lesquels j’ai travaillé, la vie est intrinsèquement liée à leur art, il n’y a pas de séparation entre leur moi social et intime. C’est ce qui fait la force de leur création et la fragilité de leur condition. Et c’est ce qui m’attire en eux. Mais je suis aussi intéressé par la représentation que l’on peut se faire d’eux, car il y a toujours un décalage. Et cet espace entre l’idée et la vérité d’un être, si cela veut dire quelque chose, est un territoire propice à l’écriture.

La biographie, dans son acception traditionnelle, est davantage soumise aux objectifs d’un historien ou d’un sociologue. Vous n’avez pas choisi cette voie, mais opté pour une vision et une restitution subjectives. Etiez-vous plus concernés par la valeur artistique du projet que par le souci de respecter fidèlement un parcours ?

VB : Vous mettez le doigt sur la « signature » de nos appropriations de vies « réelles » coulées dans l’alambic de la fiction : la vision et restitution subjectives, sachant qu’au travers d’un prisme subjectif, émotif, intime, l’on capte des fragments de faits, des événements objectifs en en révélant des aspects que l’approche dite objective rate, laisse dans les limbes. À s’installer dans les trous, les blancs de l’histoire privée et de l’Histoire, à passer derrière le rideau des récits officiels, on délivre des vérités tues, qui dérangent, des existences mues par le goût de l’absolu, prises dans une quête de l’extrême qui troublent des sociétés régies par l’ordre, le conservatisme, les lois du cynisme et des existences anesthésiées. Toutes les voix qui viennent à moi sont, sous un angle, des pasionarias, des rebelles, des funambules de la dissidence, à l’écart des chemins balisés. Des comètes. Le souci de la valeur artistique du projet est à mes yeux primordiale : j’ai à inventer une forme novatrice, une langue inédite affine à mon projet, j’ai à forger une structure, une musique, une syntaxe, un rythme chaque fois différents, qui épousent les vibrations et flux de la figure élue. Mais, en même temps, mon exigence de fidélité au cosmos intérieur, aux lignes de faille, aux tonalités de Marilyn, Louis II de Bavière, Edie Sedgwick… , du moins à ce que je perçois de leurs méandres, de leur trou noir, est totale. Ce qui implique un doute permanent que l’achèvement du livre ne lève pas : ne suis-je pas passée à côtés de facettes, de dimensions fondatrices, n’ai-je pas trahi, déformé, més-écouté le peuple de leurs sous-voix ? Ne me suis-je pas translatée ?

SL : Je ne crois pas du tout qu’une vie se résume à des éléments extérieurs. C’est quelque chose de beaucoup plus complexe, diffus, insaisissable, qu’une énumération de faits. Je ne dis pas cela pour dénigrer les biographies, dont je me sers pour l’écriture de mes textes. Mais ce dont je voudrais me rapprocher est ailleurs que dans cette surface qui forme la chronologie d’une vie. J’essaie de saisir cette part vibrante de l’humanité, que je nourris de ma propre expérience intérieure.

Vous n’avez choisi, dans aucun de vos récits présents, de suivre l’ordre chronologique, or vous donnez tout de même un sens aux existences que vous évoquez, vous leur conférez une cohérence et finalement une logique. L’option en est-elle avant tout littéraire : le roman d’aujourd’hui a aussi abandonné toute construction linéaire ?

VB : Si, tout en construisant une trajectoire existentielle, je ne recours pas à l’ordre chronologique, c’est pour des raisons littéraires, esthétiques et métaphysiques. D’une part, à l’instar de toute existence mais avec un degré de radicalité supérieure, leur vie est soumise à l’a-logique, aux forces du chaos, aux coups du destin. Leur seule règle est celle du dérèglement subi/voulu, de l’errance, des points de crise. Tout ce qui les fait vibrer, penser, se mouvoir est du type structures dissipatives, aventures extrêmes. L’excès ne se coule pas dans un ordre linéaire qu’il révoque. D’autre part, le roman d’aujourd’hui, s’il veut être en phase avec les dynamismes du monde, doit délaisser le fléchage linéaire au profit d’un agencement perspectiviste, kaléidoscopique, fractal.  

SL : Je m’intéresse essentiellement à ce qui fonde notre rapport à ce que l’on vit – ce que l’on vit étant déjà, selon moi, une réalité étrangère à soi. Ce que je cherche à atteindre est une matière enfouie derrière les apparences, sous les événements. C’est plus de l’ordre d’un flux emmêlé que d’une linéarité claire.

Vous avez le plus souvent multiplié la collecte et l’examen des sources, les témoignages, mais vous ne visez pas à tracer un parcours complet.  Comment avez-vous choisi entre les informations purement biographiques et d’autres plus intimes ? Comment faire la part entre les faits ?

VB : Au fil d’un travail approfondi de recherches de sources, de documents, très vite, se met en place l’aiguillon de l’écriture qui, avec un flair animal, détecte les pans qui deviendront signifiants, moteurs du récit, et d’autres strates qui resteront dans l’ombre. Ce qui n’implique pas d’amputer une existence, d’en donner une vision tronquée, partielle mais de repérer, de façon subjective, les fils de la pelote de laine au plus proche de son brasier central.

SL : En science, à partir d’une seule cellule, vous pouvez reconstituer un être, et même remonter jusqu’à ses plus lointaines origines. Je pense qu’en littérature il y a moyen de faire de même avec un seul fragment. Un tableau, c’est une seule image, et voyez tout ce que ça peut contenir… Quant au choix des éléments biographiques, il y a d’abord ceux qui nous happent au démarrage du projet. Ensuite c’est la logique interne du livre qui trace son chemin à travers eux.

Vous vous êtes attachés à des destins exceptionnels, que l’on a l’habitude d’associer ou d’attribuer à la renommée, au génie, à la folie, au tragique, ou à toute autre forme qui pointe l’extrême. S’agit-il d’une rencontre susceptible d’inspirer une entente subliminale ou consciente, entre vous et le sujet ? D’une invitation à vous interroger personnellement et à vous engager ?

SL : Ce qui me frappe, c’est à quel point la création a été un véritable point d’appui pour Staël, Rothko ou encore Beckett. J’ai aussi cherché dans l’art, et dans les livres, une source de réconfort par le partage d’un même vertige qu’on parvient à dépasser en lui donnant une forme. L’extrême, l’excès dont vous parlez est en réalité une manière de sentir hypertrophiée, quasi maladive. Il y a quelque chose de l’ordre de la passion, au sens chrétien, chez les grands créateurs. J’ai senti cela très fortement par rapport à Nicolas de Staël : la manière dont il est reçu dépasse le cadre de sa peinture, il incarne les forces contradictoires qui nous traversent, dans son suicide on reconnaît l’instinct de mort que l’on porte en soi en contrepoids de l’instinct de vie.

Retracer un cursus individuel, celui de vos héros et, partiellement, le vôtre, peut-il déboucher sur une connaissance plus large, collective, équivalente à un fait de société ? Ou est-ce réservé à une communication intime, choisie ?

VB : La sphère intime, la plongée dans l’étoffe des rêves, des affects, des blessures offrent simultanément une saisie de l’époque, dans une percolation entre drames individuels et tragédies de l’Histoire. Les impasses des destins individuels sont le miroir ou l’anticipation des dysfonctionnements de leur époque (Hollywood, la RFA après la guerre, le IIIème Reich et son après).

SL : L’intime n’est pas le contraire du collectif : c’est sa composante. L’existence d’un artiste permet de se pencher sur des thèmes fondamentaux qui nous concernent tous : la création, l’expérience du vivant, le rapport à la mort, la filiation… Si j’ai été interpellé par le voyage de Beckett en Allemagne nazie, c’est qu’il s’y est rendu pour voir des œuvres d’art, on ne peut dès lors pas s’empêcher de s’interroger sur le rôle de l’art en période de crise. S’arrêter devant un tableau et le laisser entrouvrir des portes en soi, n’est-ce pas déjà le début d’une révolution ?

Le créateur, le romancier est sans doute plus concerné par l’impact émotionnel et dramatique des situations que par les faits eux-mêmes. L’impressionnisme voulu de vos histoires de vie relève d’un souci de revendication littéraire. Avez-vous le sentiment d’innover ?

SL : Quand j’écris sur un créateur, c’est que j’ai perçu dans son parcours un endroit où me faufiler pour intégrer son univers. Je ne suis pas dans une recherche forcenée de l’innovation, mais c’est vrai que j’essaie de trouver une forme personnelle pour aborder mon sujet. J’utilise d’autres moyens que ceux de l’essai traditionnel. J’assume la subjectivité de ma démarche, j’ai recours au langage poétique et à l’imaginaire, j’inclus les à-côtés de mes recherches, je n’exclus ni la narration ni l’analyse, tout cela donne quelque chose de très hybride du point de vue du genre, c’est un peu comme une composition. En réalité j’essaie juste de trouver les moyens les plus sensibles de m’approcher de ce que je traque.

Jeannine Paque


Dossier publié dans Le Carnet et les Instants n° 190 (avril 2016)