Armel Job, Dans la gueule de la bête

Job face à la bête

Armel JOB, Dans la gueule de la bête, Robert Laffont, 2014

job dans la gueule de la beteAvec le talent qu’on lui connait pour construire une intrigue et une narration, Armel Job affronte dans ce onzième roman publié chez  Robert Laffont, Dans la gueule de la bête, une période dramatique de l’histoire mondiale telle qu’elle s’est déclinée à Liège.

Dans la gueule de la bête est un roman historique de la meilleure veine, un de ces romans qui retracent avec précision des événements vécus, mais tels qu’ils ont été vécus par des individus de chair et de cœur, parfois entraînés dans une tourmente qu’ils n’imaginaient pas devoir affronter. Des individus confrontés à leur humanité la plus profonde, amenés à devoir poser des choix de vie ou de mort. Le genre de situations où vos qualités et vos faiblesses se révèlent sans concession. Cette histoire, c’est celle de la ville de Liège sous l’occupation allemande au cours de la Deuxième Guerre mondiale et, dans un avertissement préliminaire, l’auteur reconnaît sa dette à l’ouvrage historique de Thierry Rozenblum, Une cité si ardente, publié en 2010 aux éditions Luc Pire. Cela étant posé, Armel Job nous entraîne bien vite dans le quotidien sombre des protagonistes de son roman.

En premier lieu, une famille juive éclatée, obligée de vivre dans la clandestinité. Le père, Volko Goldman, alias Grégoire Demarteau, caché par une veuve. La mère, Fannia, réfugiée sous le nom de Nicole Piedboeuf chez un notaire et sa femme, laquelle considère la jeune femme avec circonspection avant de lui prodiguer toute la chaleur féminine possible. Et leur fillette Hanna, laquelle ouvre le roman sous son faux prénom d’Annette, celui qu’ont choisi pour elle les sœurs de la communauté religieuse qui l’ont accueillie. Parallèlement à cette famille juive, nous suivons une autre destinée, celle de Laja Krandel, devenue Léa  Dumoulin, et mariée à José Kaiser, qui espère que leur union protégera de la fureur nazie et de ses sbires.

Nous découvrons autour de ces deux destinées parallèles tout le travail clandestin organisé par des membres du Réseau catholique liégeois du secours des Juifs, qu’il s’agisse de notables locaux comme les notaires Desnoyer et Vandenbergh ou d’un personnage plus modeste comme Oscar Lambeau, célibataire et clerc, entraîné dans une tourmente qui va le submerger. D’autres ont choisi le camp de l’ennemi et monnayent leurs chasses à l’homme contre des primes somme toute dérisoires au regard des souffrances qui en résulteront. Tel ce Pierre Baumann, collaborateur belge sans l’once de la moindre empathie pour autrui. Ou, dans un autre registre, Angèle, femme aveuglée par l’amour et l’égoïsme, qui vendrait sa mère pour réaliser son rêve.

Ces personnages, généreux ou maléfiques, sont campés avec un art consommé du portrait. On pense notamment à l’affection toute maternelle d’une Sœur Thérèse, à la veuve Guignard, logeuse avec la main sur le cœur ou Oscar, l’ancien séminariste devenu clerc de notaire. Les ressorts psychologiques qui animent les personnages complètent leur portrait comme la jalousie de Sœur Claire, le conflit de loyauté qui anime la gamine prise dans la tourmente, les tourments d’Oscar soumis à la question, etc. L’écrivain complète ces profils en dépeignant avec un rare souci du détail et des atmosphères les décors où ils évoluent. Les mises en scène sont dignes de séquences cinématographiques. Par exemple, lors des prières en mémoire de la grand-mère Desnoyer, vues sous le regard un brin effrayé des enfants, occasion de nous faire découvrir l’oraison ambiguë  prononcée  à l’intention de « nos frères, les Juifs. » Les scènes qui se tiennent au café Les Mimosas auraient aussi leur poids de chaleur humaine, si elles ne devaient se révéler le théâtre d’un terrible guet-apens.

De sorte qu’Armel  Job nous restitue cette page sombre de notre histoire sans aligner des statistiques, des dates, des faits, mais en faisant revivre telle personne taraudée par la peur au ventre, telle autre animée par la haine de l’autre et peut-être de soi, haines qui n’en font bien souvent qu’une, une troisième encore que régit le sens du devoir, etc. Pas de théorie ou d’intellectualisation dans ce nécessaire travail de mémoire qui nous est proposé, mais une confrontation à l’homme nu, cet homme qui pourrait être nous et qui nous tend un miroir sur ce que pourrait être notre propre humanité.

Au-delà des faits, des rebondissements, des intrigues qu’Armel Job organise avec le talent qui a fait le succès de ses premiers romans, il y ajoute cette fois plus encore que dans ses fictions précédentes un regard sur l’homme capable du meilleur comme du pire. Il place en exergue de son roman cette citation d’Hannah Arendt, tirée de ses Considérations morales : « Il n’est nullement nécessaire d’avoir un cœur mauvais – phénomène assez rare – pour causer de grands maux. »

Michel Torrekens


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°181 (2014)