Françoise Mallet-Joris, Portrait d’un enfant non identifié

Digressions et diversité d’une œuvre

Françoise MALLET-JORISPortrait d’un enfant non identifié, Grasset, 2005

Susan PETIT, Femme de papier. Françoise Mallet-Joris et son œuvre, Traduit de l’américain par Xavier des Vaux, Grasset, 2005

Ce n’est pas une seule mais une infinité d’effigies que fait défiler Françoise Mallet-Joris dans son dernier roman, Portrait d’un enfant non identifié. Mais quel est-il, cet enfant ? Celui qui dès sa naissance ou même avant est déterminé, affligé d’une tache héréditaire et destiné à la reproduire à son tour, à répéter le mal qu’ont fait ses géniteurs ou ses aïeux ? Celui que l’on ne veut pas engendrer, celui que l’on pourrait adopter, celui qu’on risque de tuer, celui, enfin, qui serait l’enfant de l’amour et une personne distincte, auto­nome et libre ? Mallet-Joris laisse apercevoir toutes ces éventualités, mais, en toute dernière analyse, se permet de dé­cider laquelle l’emportera, un choix que le lecteur découvrira lui-même.

Malgré de nombreuses digressions, une ligne maîtresse traverse tout de même le roman, la quête éperdue du comte Dante Castellongo, que quatre enterre­ments et un mariage n’ont pas aidé à voir clair dans son histoire familiale. Il est fasciné par le mal, tant celui qui pèse dans son héritage génétique que les meurtres passés ou présents dont il a connaissance ou les exécutions qui en sont le châtiment, encore publiques à l’époque. Seul un mal plus généralisé, admis comme la guerre peut, dans son absolu, relativiser son tourment person­nel : résignation ou sagesse ? Au lecteur de décider, cette fois. Quoi qu’il en soit, Dante aura eu tout loisir de se laisser emporter par maintes histoires secon­daires qu’accroché au passage la sienne propre, car Mallet-Joris affectionne les larges parenthèses ou les inserts, propices aux démonstrations érudites et aux brillants exercices de style.

Ainsi le contexte spatio-temporel comme les ré­férences à l’histoire requièrent toute son attention et sa faconde : Paris et, plus accessoirement, l’Italie du sud et la Suisse, « l’enfer », entre 1902 et 1915, moment où le gouvernement de la pé­ninsule décide l’entrée en guerre du pays ; avec tantôt des réminiscences du destin de Lacenaire ou de l’Affaire Drey­fus, le récit des exactions de la bande à Bonnot, les effets de la loi Combes contre les congrégations religieuses, tan­tôt une évocation satirique de mentalités étriquées à Genève, de superstitions ancestrales et de brigandages familiers au­tour de la petite noblesse italienne à Romero ou encore une fiche documentaire sur les recherches en matière d’hérédité du docteur Lombroso, sur les lignées de bourreaux professionnels en France, sur les pratiques judiciaires de l’un et l’autre des pays traversés… Digressions plai­santes où l’auteure se laisse emporter par son souffle en énumérations vertigi­neuses, métaphores hilarantes ou auda­cieux paradoxes.

Diversité stimulante que, par ailleurs, Susan Petit s’applique à mettre en évi­dence dans son important travail sur la romancière. Cette universitaire califor­nienne a publié, en 2001 chez Rodopi, une monographie sur Françoise Mallet-Joris. La voici traduite en français. C’est donc d’Outre-Atlantique que nous vient la première étude exhaustive sur la vie et surtout l’œuvre de l’écrivaine belge, riche aujourd’hui de plus de trente titres.

Après une intoduction plutôt biogra­phique mais qui en dit long sur l’adhé­sion de l’auteure à l’œuvre qu’elle étu­die — L’œuvre de Françoise Mallet-Joris est impressionnante, riche et variée, elle a conquis un vaste public, et nous permet de mieux nous comprendre nous-mêmes et de mieux apprécier notre monde. C’est une chance d’avoir à notre disposition l’œuvre d’un écrivain aussi talentueux, aussi intel­ligent et aussi stimulant pour notre ré­flexion —, Susan Petit procède métho­diquement à une lecture minutieuse des livres qu’elle examine de près, soit en les regroupant selon la thématique, soit en les distinguant par genre : histoire, bio­graphie ou autobiographie, pure fiction. L’intérêt de cette étude est constant. Qu’elle s’attache aux motivations qui ont présidé au choix des sujets, qu’elle démontre la finalité morale du roman le plus libre ou que, plus pragmatique, elle en envisage le parcours éditorial et les ventes, Susan Petit transmet une masse considérable d’informations objectives, sans dissimuler son propre penchant ou la rigueur d’un jugement qualitatif per­tinent. Elle rend ainsi justice à une œuvre importante que l’on devrait relire et mieux étudier.

Jeannine Paque


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 137 (2005)