Marie Gevers, une intellectuelle de nature

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Marie Gevers

Grâce à une action concertée entre les Éditions du Cri qui rééditent deux de ses ouvrages et les Archives et Musée de la littérature qui en rééditent un autre, coordonnent des publications critiques et organisent une exposition, l’automne 2002 est placé sous le signe de Marie Gevers dont on peut découvrir ou redécouvrir les pans moins connus de son œuvre, notamment ses voyages en Afrique, et ceux qui n’étaient pas directement destinés à être rendus publics comme la présentation de ses archives.

Marie Gevers est née en 1883 à  Missembourg près d’Edegem, dans la banlieue anversoise. Elle y a vécu jusqu’à sa mort en 1975. Ses parents, rousseauistes convaincus, lui prodiguèrent une éducation originale, loin du cursus habituel. Sa mère lui apprit les fleurs, les étoiles et la lecture (dans le Télémaque de Fénelon). Sa bonne, flamande et illettrée, lui raconta les légendes de la région. Elle apprit le reste dans le parc du domaine et dans la bibliothèque familiale. Marie Gevers entra en littérature par la poésie. Ses premiers textes furent encouragés par Verhaeren, à qui elle rendra hommage en publiant, bien plus tard, une anthologie qui est toujours une référence (Il fait dimanche sur la mer) et par Max Elskamp avec qui elle partagea amitié et connivences littéraires. À partir du début des années trente, elle se consacre essentiellement à la prose et publie les romans et récits qui constituent la porte d’entrée habituelle de son œuvre (les principales références sont disponibles dans la collection « Passé Présent » des Éperonniers et en Espace Nord chez Labor). En 1938, elle est la première femme à entrer à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. C’est son fil, Paul Willems qui occupera son fauteuil après sa mort.

Les archives de Marie Gevers ont été léguées aux Archives et Musée de la littérature. Dans une communication faite à l’Académie le 4 novembre 1989, alors que ces archives étaient toujours à Missembourg, Paul Willems évoquait la richesse de ce fonds considérable qui permet de reconstituer à la fois le parcours intellectuel et créatif de Marie Gevers. Outre les deux textes qui bornent l’œuvre de façon symbolique (le premier poème conservé et le dernier quatrain rédigé probablement la veille de sa mort), on trouvera une énorme correspondance, des carnets, des articles, des manuscrits, dont certains inédits, qui se révéleront précieux pour l’exégèse de l’œuvre à venir. Il y a aussi une quantité de livres annotés parmi lesquels Paul Willems pointe deux volumes particulièrement remarquables : Le mémorial du naturaliste de Morren et De Vos copieusement annoté par trois générations de Missembourgeois (Florent Gevers puis sa fille Marie et enfin Paul et Elsa Willems) ou une édition de Ceux qui reviennent (le premier ouvrage de Marie Gevers) truffé de documents (faire-part, photos, lettres…) qui permettent de rétablir les véritables noms des protagonistes de l’ouvrage qui apparaissaient sous pseudonyme.

L’accès à ces richesses est habituellement réservé aux chercheurs, mais pour marquer l’événement considérable que constitue pour elles la réception des fonds Gevers et Willems, les Archives et Musée de la littérature ont décidé d’organiser une exposition exceptionnelle dans leur salle de lecture qui présentera, outre l’importante documentation que l’on vient d’évoquer, des photos de Missembourg qui, plus qu’un mètre cube de papier, constituaient peut-être, toujours d’après Paul Willems, le véritable fonds Gevers, et une iconographie inédite concernant le « théâtre de verdure » qui fut l’occasion pour Paul Willems d’élaborer sa dramaturgie. Rappelons au passage que le domaine de Missembourg constitue la matière de deux ouvrages cruciaux dans l’œuvre de la mère et du fils : Vie et mort d’un étang pour Marie Gevers ; Tout est réel ici, pour Paul Willems. Deux rencontres, à la librairie Quartier latin et au Rideau de Bruxelles, seront organisées en prolongement de cette exposition. Elles permettront également de présenter Paul Willems l’enchanteur, un volume d’hommages coordonné par Fabrice van de Kerchove à paraitre en décembre aux éditions Peter Lang à New York.

Contrairement à Paul Willems qui a beaucoup voyagé avant de se fixer à Missembourg, Marie Gevers n’a quitté le domaine qu’à de rares mais notables exceptions. Au début des années cinquante, Marie Gevers s’est rendue trois fois en Afrique centrale. Ces voyages, principalement motivés par des visites à sa fille, lui ont cependant fourni la matière de deux livres initialement parus chez Stock en 1953 et 1958 qui viennent d’être réédités. Dans une note de ses carnets inédits, sur laquelle Fabrice van de Kerchove a attiré notre attention, Marie Gevers notait, en janvier 1964 : « Paul et moi avons une ressemblance dans le fond de notre œuvre : nous avons tous deux cultivé notre ‘inculture natale’ et si nous voulons donner dans une œuvre le meilleur de nous-mêmes, nous devons nous adresser à notre inculture natale et la reconstruire grâce à la culture acquise ». Cette note campe bien l’état d’esprit avec lequel Marie Gevers a abordé l’Afrique.

Des mille collines aux neuf volcans, réédité aux Archives et Musée de la littérature avec une préface enthousiaste de Valentin-Yves Mudimbe, documente son voyage au Rwanda qui est aussi son premier contact avec le continent. Marie Gevers s’efforce « de quitter les manières de voir, de sentir, de penser acquises instinctivement pendant toute notre vie », elle renonce aussi d’emblée à se mettre en scène. Ce n’est pas ici qu’il faut chercher les anecdotes pittoresques ni les sempiternelles récriminations de touriste à l’égard du climat ou de l’inconfort ambiant. On cherche également en vain les détails de ses retrouvailles avec sa fille qui motivaient pourtant ce premier voyage. C’est d’autant plus remarquable que la voyageuse a près de septante ans. Elle s’émerveille de la beauté des lacs, des collines du Rwanda et du travail des éruptions volcaniques successives qui ont bouleversé le paysage, elle apprend les us et coutumes tantôt grâce aux Noirs qui mobilisent des légendes pour lui fournir des explications, tantôt grâce aux Blancs, scientifiques ou missionnaires, qui recourent plutôt à une grille d’analyse rationnelle.

Tout entière absorbée par la découverte d’une nature partiellement vierge et d’une civilisation qu’elle décrit sans la moindre condescendance et avec beaucoup d’admiration (pour la haute qualité de l’artisanat et la puissante beauté des danses notamment),, avec un mélange réussi de précision ethnographique (qui résulte de l’importante documentation digérée avant la rédaction de son livre) et de poésie. Marie Gevers ne remarque pas trop les perturbations, pour le dire d’un euphémisme, causées par la colonisation et ne pressent évidemment pas leurs conséquences désastreuses. Ce qui compte ici avant tout c’est la description d’une harmonie de l’homme et de la nature qui réalise à l’échelle d’un continent ce que son père a tenté de recréer à Missembourg. Dans Plaisir des parallèles, l’impact du premier contact a disparu et cède le pas à un jeu plus littéraire. L’ouvrage est rédigé après son troisième voyage, qui s’est déroulé principalement au Congo où elle a donné une série de conférences sur Verhaeren à l’occasion des commémorations du centenaire de sa naissance. Comme le titre l’indique, l’auteur établit un jeu fin et audacieux de comparaisons qui constituent autant de ponts entre les cultures européennes et africaines et nourrissent le fantasme d’un imaginaire collectif universel qui confine parfois au panthéisme. Marie Gevers relève aussi plus régulièrement les paradoxes de l’intervention blanche qui génèrent pas mal de souffrances et d’injustices pour les Noirs. La nature défrichée à laquelle elle est confrontée, l’industrialisation et l’européanisation en marche, l’aident évidemment à prendre conscience des ravages et des dérapages. Elle constate aussi avec une certaine amertume la cupidité des entrepreneurs venus s’installer dans ces régions pour faire fortune. Bien que cinq ans à peine séparent ce dernier voyage de la proclamation de l’indépendance du Congo, Marie Gevers considère malgré tout ces désagréments comme quantité négligeable au regard d’une vaste entreprise globalement vertueuse.

Écrivains voyageurs

Aux lecteurs désireux de mettre les récits de voyages de Marie Gevers en perspective, on peut conseiller deux livres. Le premier, Voyage et littérature, sens et plaisir de l’écriture pérégrine, paru à L’arbre à paroles sous la direction d’Olivier Hambursin est une somme sur la littérature de voyage en tant que genre littéraire. L’ouvrage propose d’abord une série d’essais fournissant des instruments théoriques pour l’analyse des textes. Il revient ensuite sur quelques figures qui ont marqué le genre (Nicolas Bouvier et André Ruyters, entre autres). Il se termine par quelques carnets de voyages dont Macaque à Marrakech de Jacques Crickillon. Par ailleurs les numéros 4 et 5 de la revue Congo Meuse viennent de paraitre. Ils sont intitulés « Figures et paradoxes de l’histoire au Burundi, au Congo et au Rwanda ». Ils abordent aussi bien les figures marquantes des indépendances (Lumumba ou Tschombé) que quelques acteurs oubliés de l’époque coloniale comme Jean-Marie Jadot. Le volume  inclut également une remarquable étude de synthèse de Jean-Claude Kangomba sur Mobutisme et mobutistes et une étude comparée des « impressions d’Afrique » de Georges Sion, Roger Bodart et Suzanne Lilar par Fidèle Petelo Nginamau. Ces différentes analyses permettent de situer l’approche de l’Afrique de Marie Gevers : entre l’admiration teintée par la nostalgie d’un paradis perdu et une sous-estimation es enjeux géo-politiques mondiaux qui fondent le rapport contemporain entre le « Nord » et le « Sud ».

Pour teminer sur une note plus littéraire, signalons enfin la réédition, au Cri, de l’Almanach perpétuel des fruits offerts aux signes du zodiaque, un petit ouvrage dans lesquel Marie Gevers entend, pour le seul plaisir du rêve et de la fantaisie, combler une lacune (offrir des fruits aux signes du zodiaque) tout en réunissant dans un petit ivre érudit au charme désuet, ses passions de toujours (flore, astronomie et légendes) grâce auxquelles s’est constituée sa vision du monde.

Thierry Leroy

 Autour de Marie Gevers

Rééditions

  • Des mille collines aux neuf volcans, préface de Valentin-Yves Mudimbe, Archives et Musée de la littérature, 2002
  • Plaisir des parallèles, Le Cri, 2002
  • Almanach perpétuel des fruits offerts aux signes du zodiaque, Le Cri, 2002

Essais

  • Collectif (sous la dir. de Fabrice van de Kerchove), Paul Willems l’enchanteur, Peter Lang, 2002
  • Collectif (sous la dir. d’Olivier Hambursin), Voyage et littérature, sens et plaisir de l’écriture pérégrine, L’arbre à paroles, 2001
  • Collectif (sous la dir. de Marc Quaghebeur), « Figures et paradoxes de l’histoire au Burundi, au Congo et au Rwanda », Congo Meuse n°4 et 5, Archives et Musée de la littérature, Celibeco et l’Harmattan, 2002 (2 vol.)

    Article paru dans Le Carnet et les Instants n°125 (2002)