Un roman noir en clair-obscur
Paul COUTURIAU, Boulevard des Ombres, éditions du Rocher, 1992, 224 p.
Pour son premier roman, mon pote Couturiau n’a pas choisi la voie — ni la voix — la plus facile. Il est vrai que pour nous concocter ce Boulevard des Ombres qui s’annonce de prime abord comme un vrai polar « made in U.S.A. », il pouvait compter sur son expérience de traducteur, ses longs séjours outre Atlantique et ses amitiés américaines. N’empêche. Ce n’est pas une mince affaire pour un Européen de poser le décor d’un New York ou d’un Miami qui ne tienne ni du mauvais feuilleton télévisé ni du pastiche alimentaire français de l’après-guerre (fût-il aussi talentueux, au demeurant, que ceux de Vian ou de Malet)… Or, l’Amérique urbaine de Couturiau, dont les seuls clichés sont parfaitement indigènes, possède la vérité discrète des évidences intérieures — sans clinquant ni tapage. L’intrigue policière démarre sur des chapeaux de roues, servie à la fois par un sens très sûr de la construction romanesque — la « voie », qui multiplie les effets de lumière et les fausses pistes et même parfaitement le lecteur par le bout du nez —. et par la voix de l’auteur, une langue syncopée, très américaine elle aussi, qui rappelle souvent avec bonheur le rythme et la fraîcheur parfois naïve du jazz et de la boxe, même si elle promet peut-être encore un peu plus que ce qu’elle ne tient — seule petite trace de péché de jeunesse que veuille bien nous fournir ce premier roman. Mais notre soi-disant auteur de polar ne cesse de tisser ses toiles d’apparences trompeuses, et le roman populaire (au sens noble du terme) se transforme sournoisement en un vrai roman psychologique dans la plus pure tradition européenne. C’est évidemment là que réside la grande réussite de Couturiau, qui participe ainsi à la réhabilitation de la fiction et du plaisir de lire et à la nécessité de plus en plus contemporaine de transcender les genres littéraires. Au bout du compte, ce ne sont donc pas tant les aléas de l’enquête du lieutenant Lennox qui frappent l’imagination du lecteur que l’épaisseur de certains personnages secondaires et l’évolution sourde de la vie privée de l’enquêteur, qui, lors même que tout s’éclaire (dans de multiples sens du terme), semble devenir tout à coup la seule question digne d’une réponse — que Couturiau se gardera bien de nous fournir avant, qui sait !, son second roman. D’ici là, à nous de rêver.
Geneviève Pirotte
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 73, 15 mai – 15 septembre 1992