Portes et livres ouverts : Portées Portraits

Ariane Rousseau Geneviève Damas
Ariane Rousseau et Geneviève Damas présentent l’oeuvre de Luc Baba ©Michel Torrekens

De nombreux lieux présentent, font vivre et découvrir, l’œuvre d’auteurs belges. Des lieux essentiels puisqu’ils permettent de mettre un visage sur un nom et d’entendre l’écrivain s’exprimer en direct sur son travail, sous différentes facettes. Partons à la découverte de ces lieux. Dans ce numéro, les soirées Portées Portraits qui combinent littérature et musique.

Quand nous sommes arrivé à Schaerbeek pour assister à notre première soirée Portées Portraits (portées parce que le texte, d’habitude exploré en lecture silencieuse, est porté par une voix), nous avons d’abord été ébloui par la splendeur et l’originalité d’un lieu quasi magique de l’architecture bruxelloise : la Maison Autrique, demeure bourgeoise de 1893 due à Victor Horta et qui marque la naissance de l’Art Nouveau.

Un lieu porteur d’histoires

D’autant plus magique que les lieux ont bénéficié d’une rénovation et d’une scénographie due aux talents de François Schuiten et Benoît Peeters. Ceux-ci ont eu à cœur de donner aux espaces une dimension littéraire par la narration qu’ils proposent. Amenés de pièce en pièce sur les traces d’un archiviste et d’une étrange fillette penchée, les visiteurs tournent les portes comme les pages d’un livre, immergés dans l’univers reconstitué d’une époque révolue. Le souci du détail y est fantastique, jusqu’à la reconstitution des cuisines dévolues aux domestiques dans les sous-sols ou le bric-à-brac de trésors enfouis au fond du grenier. Des mannequins plus vrais que nature complètent les illusions qui nous saisissent. Le prix d’entrée aux soirées Portées Portraits donne l’occasion de visiter la maison et l’on ne peut que conseiller aux participants à ces rencontres de découvrir les différents étages de cette demeure, revisitée par Schuiten et Peeters de la cave au grenier !

De plus, le choix de la Maison Autrique comme lieu de diffusion de ces soirées Portées Portraits a été l’occasion d’une ouverture supplémentaire et bienvenue, comme nous l’explique Geneviève Damas, qui en est la cheville-ouvrière : « Nous quittions Passa Porta et étions à la recherche d’un lieu. Nous avions déjà eu l’occasion, dans le cadre de la Fureur de lire, de réaliser une soirée avec l’équipe de la Maison Autrique et nous nous étions rendu compte que nous étions sur la même longueur d’onde. Lorsque je suis venue leur proposer le partenariat, ils ont d’emblée dit oui. Ils étaient, eux aussi, très intéressés par un travail thématique avec le public scolaire. Ce qui était très important pour nous et n’avait pas été possible auparavant. » Certains spectacles sont également proposés à Wolubilis.

La littérature en 3D

Cette visite préliminaire effectuée, le visiteur a l’impression d’être entré dans une autre dimension. C’est tout imprégné de l’esprit des lieux qu’il peut rejoindre un des salons pour une rencontre avec l’invité du soir, avant de participer au récital dans la salle du rez-de-chaussée, tout en poutres métalliques et dominée par une grande sérigraphie en noir et blanc de Schuiten. Ces soirées réalisées avec le soutien du service de la Promotion des lettres de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de la Maison Autrique, de la Scam, des Bibliothèques Communales de Schaerbeek et de Bibla, ont été créées en 1999. Elles sont organisées par l’asbl Albertine, une association qui a pour but la diffusion de la littérature et du théâtre vers un public qui n’y est pas particulièrement accoutumé. « Il y a tout un travail d’ouverture à de nouveaux auditeurs, spectateurs que nous essayons de mettre sur pied, explique Geneviève Damas, l’initiatrice. Avec l’asbl Albertine, nous avons à cœur de faire découvrir, plusieurs fois par an, des auteurs contemporains : c’est le cycle Portées Portraits où des comédiens lisent des extraits de livres « coups de cœur » accompagnés par des musiciens. » Mais d’où est venue l’idée de ces soirées Portées Portraits ? « Ce n’est pas mon idée au départ, reconnaît-elle, mais une proposition de Philippe Perreaux qui dirigeait la Chapelle de Boondael et qui rêvait d’un croisement entre le texte et la musique… Après, il s’est agi de concrétiser son idée et cela nous a amenés à réfléchir à ce que nous voulions vraiment faire : un moment de convivialité autour de la création littéraire. » À partir de là, le concept s’est affiné tel que l’on peut le découvrir actuellement à la croisée de trois disciplines : « C’est un moment de découverte partagée, de plongée solidaire dans une œuvre littéraire, mais aussi dans une interprétation dramatique et musicale. Pour Albertine asbl, il s’agit de faire un travail pour rendre l’œuvre accessible, en dégager sa force et pour donner l’énergie (car la lecture individuelle d’un texte demande de l’énergie) et l’envie de s’aventurer après, en solitaire, dans l’œuvre d’un auteur. »

De la lecture silencieuse à la mise en voix et vice versa

C’est ainsi que ce 26 septembre, nous avons pu entendre d’émouvants extraits du roman Elephant Island, de Luc Baba (Belfond), où l’on suit la trajectoire et les rêves de Louis, jeune garçon placé dans un pensionnat loin de sa mère et de ses frères et sœurs, après le décès de son père au front en 1917. Devenu adulte, il découvre la sordide réalité des bagnes d’enfants. La veille, Luc Baba recevait pour ce roman le prix Gauchez-Philippot, remis à Chimay et organisé par la Province de Hainaut depuis 1977. Lus par Adrien Drumel, accompagné par Éric Bribosia au piano, et mis en voix par Ariane Rousseau, les passages extraits d’Elephant Island nous ont fait découvrir l’écriture vive, directe, sensible et poétique de cet écrivain liégeois de l’enfance, auteur d’une œuvre déjà conséquente qui compte quatorze romans (publiés principalement chez Luce Wilquin), du théâtre, des nouvelles, de la poésie et des chansons. Pour qui a lu le roman, on revisite certains passages en les « visualisant » autrement. On est étonné de constater à quel point la lecture réveille notre mémoire et le souvenir de ce que l’on a lu, avec ce décalage, léger ou important, par rapport au film que l’on s’en était fait. Mais il n’est bien sûr pas nécessaire d’avoir lu l’ouvrage au préalable.

On l’aura compris : cette mise en valeur d’une œuvre demande tout un travail préliminaire puisque trois personnes interviennent sur le texte : un comédien, un musicien, un metteur en voix. Geneviève Damas nous explique comment ils sont choisis et amenés à travailler ensemble : « En général, le texte est remis au metteur en voix. C’est lui qui se choisit une équipe et se charge du montage des textes. Il me semble qu’il y a autant de manières de travailler que de personnes. » Ariane Rousseau, qui a réalisé la mise en voix d’Elephant Island, explique son découpage : « Je voulais que cela reste une histoire fluide et j’ai décidé de garder tout ce qui relève du rêve de l’enfant autour d’un bateau et son attachement à un soldat canadien, seul adulte capable de porter ce rêve avec lui ». L’auteur, généralement présent lors du spectacle (Luc Baba était excusé pour cause de grippe), est-il impliqué dans ce travail de mise en scène de son texte? « Si le metteur en voix le juge nécessaire, poursuit Geneviève Damas. Nous n’induisons rien. L’auteur est quelqu’un de formidable mais il peut impressionner parfois, voire paralyser. Très récemment, pour la lecture du texte de Joseph Ndwaniye, La promesse faite à ma sœur, l’équipe a demandé à rencontrer l’auteur durant le travail de répétitions et cet échange a totalement porté l’équipe de la soirée. »

Autre aspect essentiel du projet de l’asbl Albertine : la programmation de ces soirées Portées Portraits. Les choix s’orientent-ils davantage sur un auteur ou sur un texte ? « Sur un texte, généralement, il faut qu’on ait un coup de cœur. Maintenant, nous faisons attention aussi à des parcours. Parfois, un texte nous touche mais ne nous semble pas entrer dans le cadre de nos soirées, alors, nous nous plongeons dans l’œuvre pour voir s’il n’y a pas autre chose… » Des choix également conditionnés par des textes qui se prêtent mieux à l’exercice que d’autres qui, au contraire, y résistent plus ou moins : « Je pense personnellement que certains textes appartiennent à l’espace intime. D’autres, au contraire, doivent impérativement envahir l’espace public. »

Un accélérateur d’émotions

Des rencontres avec des écrivains, accompagnées d’extraits lus par un comédien ou l’auteur lui-même, nous en connaissons pas mal en Fédération Wallonie-Bruxelles. Y apporter un décor sonore choisi pour l’occasion, avec une interprétation musicale en direct, constitue incontestablement l’originalité du concept des Portées Portraits, tant ces deux approches artistiques ont à voir l’une avec l’autre aux yeux de Geneviève Damas : « Je pense que la musique a un formidable pouvoir d’accélérateur des émotions et aussi de révélateur des parts de nous auxquels les mots n’ont pas accès. La musique recèle également la force singulière de faire surgir des univers à partir du silence et, dans le cadre de nos soirées, elle est bien plus que des sons : un décor, une lumière, un costume. C’est aussi l’occasion pour les férus de littérature de découvrir des compositeurs et des musiciens… »

Licenciée en droit, comédienne formée à l’IAD et dirigée par des metteurs en scène comme Valérie Cordy, Christian Crahay, Laure Delcampe, Pietro Pizzuti, Janine Godinas, Pierre Laroche entre autres, assistante à la mise en scène de Philippe Sireuil, Jacques Delcuvellerie, Joël Dragutin ou Jean-Claude Berruti, Geneviève Damas a écrit une quinzaine de pièces de théâtre et, plus récemment, des romans. Si tu passes la rivière (Luce Wilquin) a remporté le Prix Victor Rossel 2011, le Prix des Cinq Continents de la Francophonie 2012, la Plume d’Or du Premier Roman, le Prix Un livre – Une commune 2012 à Cesson – Vert Saint Denis et le Prix du roman de la Ville de Seynod 2013. Son second roman Histoire d’un bonheur est sorti en 2014 aux éditions Arléa, en même temps qu’un recueil de nouvelles, Benny, Samy, Lulu et autres nouvelles (Luce Wilquin). En tant que comédienne, qui prête par ailleurs sa voix à certaines lectures comme celle qui fut consacrée à Tom Lanoye, on imagine que l’écrivaine est attentive à la musique des mots dans son travail d’écriture. « Bien sûr, je suis sensible à l’ordonnancement des sons, aux consonances et dissonances d’un texte. Ce travail me passionne. »

C’est ainsi que la Maison Autrique a vu défiler quelques noms bien connus des lettres belges francophones, comme François Emmanuel, Michel Lambert, Jean-Luc Outers, Pierre Mertens, Nicole Malinconi, Thomas Gunzig, mais aussi les Flamands Tom Lanoye et Dimitri Verhulst, auxquels on peut ajouter quelques noms français : Alain Spiess ou Maylis de Kerangal « et sa grande générosité à parler de l’écriture », précise Geneviève. Qui ajoute cette anecdote : « Je me souviens tout particulièrement de Guy Goffette venu pour son très beau Geronimo a mal au dos. À la fin de la lecture, une jeune fille d’origine africaine lui a spontanément lancé : « Vous savez, votre père, en dépit de tout, moi je vous dis qu’il vous a aimé. » C’était prononcé avec tellement de chaleur que Guy Goffette en est resté muet. » 

Michel Torrekens

En pratique

Soirées Portées Portraits :
maison autrique
La maison Autrique

Maison Autrique, chaussée de Haecht, 266 à 1030 Bruxelles. Prix des places : 8 €.
Renseignements et réservation (conseillée) : 02/245.51.87 ou albertineasbl@gmail.com

Maison Autrique :

266, ch. De Haecht à 1030 Bruxelles.
Rens. : 02/215 66 00 – info@autrique.be
www.autrique.be


Article publié dans Le Carnet et les Instants n° 193 (janvier 2017)