Prix Rossel 1998 : une passion torride en terres interdites

emmanuel la passion savinsen stockDécerné au sixième roman de François Emmanuel, La passion Savinsen, le prix Rossel 1998 a couronné un roman exigeant et poignant mettant en scène un amour inavouable sous l’Occupation.

« Nous sommes ennemis, Monsieur. » Dès le début, dès l’entrée des deux Citroën noires dans la cour du château en cet automne 1941, elle a décidé qu’elle n’accepterait aucune alliance avec l’occupant, qu’elle ne ferait pas le moindre compromis. Elle, Jeanne, à peine sortie de l’adolescence, sait qu’elle n’a pas le choix, qu’elle ne peut refuser cette présence importune dans une aile de la demeure familiale de Norhogne, partiellement vidée de ses meubles et de ses habitants, de sa mère, qui s’est suicidée quelques années auparavant, de son père, en captivité depuis plus d’un an. Son grand-père, Tobias Savinsen, ressassant inlassablement des exploits maritimes vieux de quelque 35 ans, et sa jeune soeur, retardée, occupent des pièces quasi désertes, le couple d’intendants logeant dans une dépendance toute proche. C’est donc seule qu’elle doit affronter l’intrusion de ces corps étrangers dans son quotidien.

« En cet hiver, explique François Emmanuel, le monde bascule, le sort de la guerre est en train de changer, le pacte social est vacillant avec des occupants qui tentent de mettre en place une loi qui est une loi de remplacement. Dans ce contexte, l’humain se révèle. » Si, à la lecture des premiers chapitres de La passion Savinsen, on ne peut s’empêcher de penser au Silence de la mer, très vite l’auteur, qui n’avait pas relu le livre de Vercors depuis ses 15 ans, lance ses personnages sur d’autres chemins, faisant de cette histoire une étrange et prenante réflexion sur une passion interdite. Car Jeanne, si forte quand elle interdit au discret officier de toucher au piano, si sûre d’elle-même lorsque, à la suite d’une partie de chasse, apercevant les carcasses d’animaux alignées sous la lumière du salon, elle s’en prend violemment au même homme (« Est-ce cela, Monsieur, que vous appelez une nation civilisée?« ), Jeanne, si belle dans son intransigeance, se laisse entrainer dans un amour total pour cet « ennemi » dont elle épie à chaque fois le retour avec anxiété.

Un amour impossible auquel pourtant, dans sa pleine jeunesse, elle croit. « Elle voudrait historier l’amour de rendez-vous au théâtre, de promenades, d’hôtels, elle désirerait s’afficher avec lui aux yeux des autres, et joue d’imprudence, laisse une porte entrouverte, épelle en grand dans son journal : MEINE LIEBE. » Entre-temps, elle a découvert les lettres envoyées à sa mère par son amant juif aujourd’hui dans les geôles allemandes. Naît ainsi, dans sa tête, l’idée d’un chantage dont l’officier allemand pourrait bien être la première victime.

« Toute la construction du roman traduit une chute progressive de l’héroïne, poursuit l’écrivain. Une série de hasards va la replonger dans un décor d’enfance problématique : les Allemands qui, investissant la maison, font revivre en elle une ancienne vision où ses parents se côtoyaient sans se parler : mettant les vêtements de sa mère, elle retrouve un certain nombre de choses liées à celle-ci ; l’officier s’est installé dans la chambre de son père et, surtout, joue du piano, instrument qui personnifie une sorte d’interdit, etc. C’est comme si les circonstances se liguaient pour peu à peu la confronter à quelque chose qui va provoquer, chez elle, l’envie d’aller plus avant. »

L’incandescence de cette passion née au coeur d’une période particulièrement froide est recrée dans une langue extrêmement épurée, à l’opposé de tout romantisme, comme si l’écrivain se devait, pour donner plus de poids aux sentiments, d’en prendre le contre-pied. Pari risqué et réussi, François Emmanuel maitrise parfaitement son style et son propos. Ce qui l’intéresse, c’est moins d’évoquer un épisode de l’Occupation allemande dans les Ardennes françaises, classées zone interdite, que de trouver un ton singulier pour dire cette passion absolument inavouable.

Michel Paquot


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°106 (1999)