Qui classera Paul Otlet?

Paul OTLET, Le Livre sur le livre. Traité de documentation, fac-similé de l’édition originale de 1934, préfaces de Benoît Peeters, Sylvie-Fayet Scribe et Alex Wright, Bruxelles, Impressions nouvelles, 2015, 38 €.

Les Impressions nouvelles ressortent régulièrement Paul Otlet (1868-1944) du cabinet de travail encombré de fiches, de livres et de journaux en tous genres, où l’on souhaite qu’il ait été, après sa mort, assigné pour l’éternité. Ce « bibliophilanthrope » belge n’aura pas seulement servi de modèle à la massive figure de l’Archiviste dans les Cités obscures de Schuiten et Peeters. Il a aussi inspiré à Françoise Levie une riche biographie (2006), puis suscité deux recueils collectifs d’études approfondies (2008 et 2010). Et voici que reparaît en un somptueux volume fac-similé le mythique Traité de documentation couronné de son titre métadiscursif Le Livre sur le livre, initialement paru en 1934.

Le mystère Otlet réside principalement dans le fait qu’un tel personnage semble davantage relever de la fiction – et de l’utopie – que du réel ; en cela, il vécut bien en parallèle les deux vies que lui prête Peeters dans sa préface. On croirait ce bourgeois binoclard à barbiche surgi de la fameuse parabole de Borges, Le Congrès, où est exposée l’idée démesurée – et déceptive – d’un autodidacte désireux de « créer une organisation rassemblant la planète entière ». Otlet a lui aussi, dès sa plus tendre enfance, nourri l’inextinguible volonté de rassembler : les livres avant tout, puis chaque trace, sous n’importe quelle forme, de Savoir, dans le but supérieur d’aboutir à la Fraternité, à la Concorde universelle.

Initiateur du Répertoire Bibliographique Universel, Otlet s’inscrira d’abord dans la tradition du classement de Dewey pour proposer ensuite son propre système d’agencement des références, en branches, sous-branches et branchettes des plus détaillées. Au-delà du fichage forcené du moindre document publié sur le globe et de l’établissement de la vertigineuse « Pyramide des Bibliographies » (à visiter page 290) se dessinent les plans, en perpétuelle expansion, de la création d’un Musée International, d’un Centre Mondial, enfin d’une Cité qui tiendrait le triple rôle de réceptacle de la Civilisation, de carrefour des Sciences et de moyeu d’où rayonnerait la Paix. Une ambition qui se verra accélérée par la nouvelle de la mort de son fils sur le front de l’Yser en 1914, tragédie après laquelle Otlet promouvra avec acharnement un humanisme qui ne lui attirera d’ailleurs pas que des sympathies. L’Histoire décida qu’il incomberait à la SDN, soutenue par le Président Wilson, plutôt qu’au Mundaneum de reconstruire une Europe en ruines.

Paul Otlet

Les tonnes d’ouvrages, de revues, d’affiches, voire de bric-à-brac hétéroclite que recueillirent Otlet et consorts – soit son ami le socialiste et prix Nobel de la paix 1913 Henri Lafontaine et ses fidèles collaborateurs – constitueront indubitablement la mémoire matérielle la plus étonnante… et la plus malmenée du XXe siècle. Cette bibliothèque hors-norme, rehaussée d’un inventaire comptant des millions de bristols, fut reléguée aux oubliettes. Son contenu s’effritant et se fragilisant au fil de déménagements successifs, l’encombrant Palais mondial d’Otlet, un moment hébergé dans l’un des pavillons du Cinquantenaire, se mua en un fouillis de références jugées obsolètes et superfétatoires. Le projet grandiose d’Otlet fut donc asphyxié par le peu de latitude spatiale qui lui fut accordé par l’État. Cette précarité, qu’aggrava l’affligeante indifférence des autorités politiques, fut la cause de son échec. Dans le sillage de ses déménagements successifs, imposés par le gouvernement belge lui-même ou, pendant la guerre, par les autorités occupantes, le « Juif errant » de papier, perdra irrémédiablement quantité de pièces précieuses. Il faudra attendre l’an 1998 avant qu’il récupère de son allure, avec la création à Mons du Mundaneum.

Qu’Otlet ait été un visionnaire, c’est ce dont atteste pleinement la présente réédition. Alex Wright établit en effet que notre compatriote avait anticipé de dix ans sur les pionniers anglo-américains à qui l’on impute généralement la création du concept de World Wide Web. Peeters le souligne à son tour : « Otlet n’offre pas seulement aux documentalistes et aux bibliothécaires le plus complet des traités de méthodologie jamais écrit, il évoque aussi, dans les dernières sections de l’ouvrage, les « substituts du livre » que sont en train d’offrir les technologies émergentes. » Et de montrer, extrait à l’appui, comment Otlet préconisait l’interconnexion entre lecteur et information via la conjonction du papier, de la télévision, du cinéma, du phono et du téléphone. N’est-on pas là au cœur même de la démarche dite « multimédia » ?

Alors, Paul Otlet, doux rêveur, précurseur de génie, savant maniaco-compulsif ou idéaliste tragiquement incompris ? Le tout à la fois, sans doute. Et bien malin qui parviendra à définitivement le classer !

Frédéric Saenen



Article publié dans Le Carnet et les Instants n° 188 (octobre 2015)