Georges Thinès, La face cachée

Un tempo fantastique

Georges THINÈS, La face cachée, L’âge d’homme, 1994

thines la face cachéeLe dernier roman de Georges Thinès, La face cachée, est incontestablement une œuvre ambitieuse. Cette chro­nique fabuleuse d’un petit village de Campine génère, par l’observation de détails ap­paremment infimes, un vaste champ de correspondances et de significations. On re­trouve à la base le regard scrutateur du scientifique qui tente de pénétrer la réalité jusqu’en ses fondements pour en retirer, non des réponses illusoirement objectives, mais au contraire — car le philosophe prend le pas — les ultimes questions sur le temps, l’espace, la création, la violence et la mort.

Que le fantastique fasse irruption dès l’abord dans le récit a de quoi dérouter. Les repères s’estompent rapidement, les person­nages évoluent dans un univers dont les di­mensions spatio-temporelles connaissent des failles et des retournements. Pourtant ce fantastique, outre qu’il crée une atmosphère étrange, répond à une construction du récit qui s’avère finalement implacable. Tout dé­bute lorsque Reulaux, personnage tutélaire, fait une curieuses expérience : un regard précis — une « visée » — lui permet de mettre à jour, littéralement et dans les deux sens du terme, un pan de son passé. Cette même faculté, transmise au narrateur, sus­cite la chronique qui n’est autre, en dernier ressort, qu’une entreprise de déchiffrement des apparences. En cette époque trouble des années trente, lorsque la menace d’Hitler commence à peser, la petite cité de Brécourt est un microcosme où les personnages se masquent et se démasquent, et où la vio­lence — sorte de faute originelle encore tapie dans les légendes —, n’attend que l’émergence d’un crescendo. Car la musique est la grande ordonnatrice du récit. Bien plus qu’un simple fil conducteur, elle donne un sens aux événements, tout comme le chef d’orchestre mène les exécu­tants au-delà de la simultanéité des sons pour faire naître la symphonie. Mieux en­core, elle se présente comme une tentative quasi surhumaine de dissoudre [‘opacité de la durée et de l’espace : elle approche la face cachée des choses. Mais une telle puissance est destructrice. Aussi est-ce dans le chaos d’une ville en cendres qu’émergent, pour un temps, musiciens, visionnaires, prêtresse, sages et fous. Chacun à sa manière appor­tera un lambeau de vérité mais nul, finale­ment, n’aura le dernier mot. La face cachée de la réalité se dérobant sans cesse, le fantas­tique, dès lors, garde ses droits. On l’aura deviné, le roman de Georges Thi­nès ne ménage pas son lecteur. Œuvre com­plexe, riche d’interprétations et profonde, elle n’évite cependant pas toujours la sura­bondance d’un langage abstrait dont les cir­convolutions sont parfois pesantes. Et l’on en vient à regretter la légèreté des nouvelles fantastiques dont l’auteur a le secret.

Dominique Crahay


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°86 (1995)