Werner Lambersy, Anvers ou les Anges pervers

Lambersy en la ville-femme

Werner LAMBERSY, Anvers ou les Anges pervers, Les Eperonniers, 1994.

34637913b8II est des incipits qui rachètent bien des atermoiements, qui promettent tant à les savourer que l’on pardonne volontiers  quelques  maladresses,  certain affadissement prévisible de la chair du texte. Ainsi, Anvers ou les Anges pervers, de Werner Lambersy, s’ouvre-t-il sur l’opéra fabuleux d’une rencontre :

Elle devait avoir seize ans, faire un mètre soixante-cinq et peser son quintal. Nous étions chahutés par un tram d’avant guerre, bondé, malodorant, aux couleurs indécises et ternes. ‘Etrangers l’un à l’autre, étrangement seuls ce­pendant, nous traversions Anvers dans le charme bruyant de ces trajets où rêver tient à un état de grâce précaire et complice. De Budapest à Prague, de Berlin à Cuba, d’Indochine à l’Afrique, le demi-siècle avait sur ma jeunesse craché ses morts, insulté ses martyrs, toussé ses victimes et glavioté ses mal­heurs habituels.

L’essentiel tient dans cette prémisse par la­quelle, d’emblée, « Anvers avait des yeux de girafe » : pour l’écrivain se mirant dans l’adolescent qu’il fut, la métropole se fait femme, et s’aime et s’honore à l’égal de l’amante ou de la putain, voire de l’adoles­cente arménienne qui ensoleille les pre­mières pages du livre. « Erotiquement vénale », Anvers ne peut au mieux nourrir de passion que morganatique. C’est la ville du baroque absolu, où seul l’écart est la norme, où il régit même les retours de l’ordre quand, par crainte de « dissolution », Anvers veut se livrer à « la réaction pure et dure, la xénophobie, le racisme, et même (…) l’horreur suicidaire d’un fascisme rédemp­teur ». Là plus profondément qu’ailleurs, sans doute, s’impriment les stigmates du siècle et, partant, les simplifications belges et européennes. A lire le texte touffu que Lambersy lui consacre, à éprouver à sa suite ce lien tissé de haine et d’amour, de désir et de répulsion, l’on atteint au plus près de l’ambiguïté radicale qui détermine la cité portuaire et fait d’elle — pourquoi pas ? — l’emblème de la Flandre. Car, si Anvers est femme, elle le doit à son carac­tère éminemment fantasmatique : comme on eût dit naguère, c’est un songe, une ville à voiles où revenir participe d’un grand dé­part et d’une aventure — fût-ce par le rêve. Mais c’est aussi le lieu des concrétudes sor­dides, où « l’argent, son mutisme, son ennui, sa pesanteur coupable » jouissent d’une fer­veur morose, tacite et taciturne, et pallient mal l’absence de « mythe fondateur ». Pour transcrire la cité duelle dans le flux du texte, Lambersy ne s’embarrasse guère de fiori­tures, mais trouve des mots qui se veulent cinglants :

Anvers n’incarne ni la riche plaine braban­çonne, ni la pauvreté des landes limbourgeoises. Ce n’est ni la terre, ni la mer, ni même l’eau comme en Hollande. Elle vit comme pen­due près et contre les cuisses du fleuve. Bourse et testicules : fragile on vous dit.

S’inscrivant naturellement — mais classi­quement — dans le double héritage, germa­nique et latin, qui a fait la richesse de la lit­térature francophone de Flandre depuis plus d’un siècle, l’auteur reste surtout fidèle à lui-même et s’impose au fil d’une œuvre dense une gageure stylistique nouvelle. D’un paragraphe à l’autre, de période en période, l’écriture tente d’épouser sans heurt le patchwork complexe que constitue Anvers. Et si la dernière création de Lambersy n’observe les canons d’aucun genre, elle en combine plusieurs. Du roman d’ini­tiation au poème érotique, du récit familial au pamphlet, ce parcours d’un homme dans sa ville natale décrit aussi la renaissance per­pétuelle de l’écrivain par ce qui fonde sa rai­son d’être — le poème, signe absolu de l’Art, seul père à tout jamais, « Jupiter orgastique de (l)a naissance » :… nous voulons ici continuer à prouver la marche en marchant, et l’écriture en écrivant dans une langue vivante, irrespectueuse, en somme, dire la vie en vivant libre, et l’Art, en vivant fort.

Au défi des écritures, Lambersy répond avec une semblable foi, mais avec des bonheurs parfois inégaux. Aux morceaux de bravoure peuvent succéder des passages qui dénotent une maîtrise moindre. Malgré qu’il en ait, l’auteur d’Architecture Nuit demeure un géant lyrique, que l’anecdote emprisonne. Ville-monstre, il est vrai, ignorant la déme­sure de ses envies, Anvers ne pouvait qu’exi­ger l’impossible.

Laurent Robert

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Article paru dans Le Carnet et les Instants n°84 (1994)