Espace Nord, le cœur de nos Lettres

Au moment où j’écris ces lignes, nous apprenons que le tribunal de Commerce de Charleroi a autorisé la cession au groupe Luc Pire du domaine littéraire des éditions Labor. Voilà une nouvelle qui met fin à des mois de palabres, de rebondissements et d’incertitudes dont les auteurs et les lecteurs furent les premières victimes. Car chacun s’accorde à reconnaitre que la collection Espace Nord est le fleuron de l’édition littéraire francophone de Belgique. Forte de 280 titres environ, cette collection qui bénéficie depuis l’origine du soutien de la Communauté française propose un panorama vaste et représentatif de notre patrimoine littéraire. On y trouve tout à la fois Simenon, Marie Gevers, de Ghelderode, Verhaeren, Maeterlinck, Charles De Coster, Madeleine Bourdouxhe, Jacqueline Harpman, Pierre Mertens, Henry Bauchau, Jean Louvet, Gaston Compère, Simon Leys, Jacques Izoard, Raoul Vaneigem, François Emmanuel, Anne François… bref les classiques de nos Lettres ainsi que les fers de lance de la production contemporaine. C’est bien simple : quand un cours ou un séminaire de littérature belge s’ouvre dans une université étrangère, nous lui expédions dare-dare la collection Espace Nord comme bibliothèque de référence. C’est pour cette raison que celle-ci constitue un ensemble diversifié qui ne peut être démantelé.

Passons sur le caractère controversé du repreneur, Luc Pire, qui a ses partisans et ses détracteurs. Parmi ces derniers, Le Vif/l’Express le qualifiait récemment de « requin de l’édition », d’autres lui reprochant le contrôle du capital de sa société par RTL, elle-même aux mains du Groupe Bertelsmann. Certains enfin lui dénient toute compétence littéraire, désignant sa maison comme celle « où seuls les chèques sont lus ». Ses partisans, au contraire, parlent d’un homme d’affaires avisé et qui s’est entouré d’une équipe d’éditeurs avertis, honore ses factures et paie ses droits d’’auteur. Selon eux, notre édition littéraire a trop longtemps été aux mains de doux rêveurs dont l’amateurisme a conduit plus d’une fois leur entreprise à la faillite. Et d’ajouter : le monde de l’édition, qui subit de plein fouet les bouleversements du numérique, doit se repositionner, considérer la production sous l’angle du marché, bref il a besoin de manageurs.

Luc Pire a repris successivement les éditions du Grand Miroir et la Renaissance du Livre. Il leur a assuré une diffusion solide tant en Belgique qu’en France. Il annonce la création à Paris d’une antenne chargée de la promotion. Espace Nord complétera désormais ce vaste ensemble. Jusqu’ici, l’édition littéraire a toujours été le parent pauvre de l’édition en Communauté française, son chiffre d’affaires représentant tout au plus 2% de l’ensemble. Cette édition souffre d’un manque de reconnaissance ici même. Songeons, par exemple, aux dernières sélections des prix Rossel et Rossel des jeunes, opérées par deux jurys indépendants qui n’ont retenu aucun ouvrage publié par un éditeur belge alors que ceux-ci représentaient trois quarts des livres soumis à leur verdict. Il manque chez nous, dit-on, d’une approche éditoriale plus sélective qui accompagne l’auteur dans le travail de son manuscrit. Comment expliquer à l’inverse la réussite de Sabine Wespieser, éditeur d’une taille comparable à celle de nos éditeurs, qui s’est lancé il y a quelques années sans la moindre aide publique et qui a remporté le prix Rossel par deux fois en trois ans, le dernier en date pour le magnifique roman de Diane Meur, Les vivants et les ombres ?

Gageons que, sous la bannière d’Espace Nord, la Communauté française tienne enfin le grand éditeur littéraire qu’elle attend depuis longtemps, un éditeur capable de s’imposer sur le marché de la francophonie entière, y compris dans notre propre pays.

Jean-Luc Outers


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°150 (2008)