« Il faut être l’homme de la pluie et l’enfant du beau temps » : cette phrase de René Char figure en exergue de Cargo vie, que Pascal de Duve vient de publier chez Lattès. C’est le journal d’une traversée initiatique de l’océan. Comme s’il s’agissait pour l’auteur de franchir le fleuve d’oubli pour apprivoiser sa propre mort, pour redécouvrir le miracle d’exister. Car il est malade du sida et entend témoigner de cet horizon neuf que représente pour lui la maladie.
Pascal de Duve a 29 ans. Il est né à Anvers et a enseigné la philosophie à Paris. Il est aussi l’auteur d’un roman, Izo, qui a figuré parmi les finalistes du prix N.C.R. Nous l’avons rencontré le 16 février dernier, à Edegem, dans la maison de ses parents.
Le Carnet et les Instants : Si on commençait par dire ce que signifie Izobretenikhoudojnika, dont est tiré le diminutif Izo ?
Pascal de Duve : Izobretenikhoudojnika signifie une invention ou création d’un peintre, d’un artiste, et ça traduit en russe exactement ce qu’est Izo, c’est-à-dire une créature de peinture. C’est ce personnage imaginé par Magritte, cet énigmatique monsieur au chapeau melon et au long manteau noir qui traverse son œuvre comme un fil rouge. Dans mon roman, Izo mesure deux mètres de haut et ne pèse que quelques kilos, parce qu’il n’est fait que de peinture. Izo arrive vierge, sans aucune culture puisqu’il tombe du ciel. Il est pris en charge par le narrateur, un jeune étudiant qui le trouve bizarre avec son grand manteau en plein été. Il n’a aucun langage, mais il est très intelligent et il apprend tout de suite : très vite l’élève dépasse le maitre.
Donc c’est autobiographique ?
Oui, bon (petit rire). Au début, il se contente de répéter ce qu’on lui dit – « Qui êtes-vous Monsieur ? », et il répond : « Qui êtes-vous Monsieur ? » Mais quelques jours après, il parle et écrit de façon magistrale… L’étudiant, qui habite rue Saint Denis, dans la partie convenable, lui trouve une chambre d’hôtel dans la partie de la rue un peu plus louche. Sa logeuse se prend d’affection pour lui et c’est elle qui invente ce diminutif d’Izo, parce qu’elle ne sait pas prononcer Izobretenikhoudojnika.
Izo, c’est à la fois la découverte du langage et des langues puis la découverte du monde, à travers l’exploration des lieux fétiches que sont les grands magasins et la ville.
Il est curieux de tout, parce que tout le fascine.
C’est un candide ?
Oui, on l’a comparé aussi à Bouvard et Pécuchet, parce qu’il y avait toutes ces conversions : du catholicisme à l’Islam, au marxisme…
Izo est « d’une banalité peu commune », dites-vous ; et à divers moments, il y a dans le roman mais aussi dans Cargo vie, des expressions oxymoriques, cette figure de style qui procède par l’union des contraires, comme « vivre est un infinitif fini ».
Déjà mon mémoire de doctorat en philosophie s’intitulait Le marxisme : une philosophie non philosophique.
Être poète, c’est pouvoir mettre en une seule phrase une voiture immobile et mobile à la fois ?
Oui. Personnellement, j’aime ça, ça m’amuse, les jeux sur le langage. On a parlé à mon propos de Queneau, Perec, Vian. C’est vrai qu’ils travaillaient volontiers là-dessus. Enfin, ils s’amusaient.
Ils travaillaient en s’amusant…
Oh, travailler… C’est vrai que ça rapporte de l’argent. Ce que mon éditeur ne savait pas, c’est qu’une grande partie de mes dividendes iront à la recherche contre le sida. Je n’ai pas voulu que ça se sache anticipativement, pour qu’on n’en fasse pas un argument de vente. Maintenant, ce n’est plus un secret. Je l’ai dit à ceux qui m’avaient écrit après avoir lu Cargo vie. Au départ ce texte n’était pas destiné à la publication. Je n’ai pensé à le faire éditer qu’après l’avoir montré à mon entourage. L’embarquement sur ce cargo, c’était un voyage symbolique, la dernière et aussi la première traversée que je ferais. À bord, mon intention était d’écrire des notes intimes. Si j’avais su que ce serait publié, sans doute me serais-je auto-censuré souvent. Quelque part il est donc bien que ce livre n’ait pas été prémédité en tant que livre, mais simplement en tant que journal de bord, qu’auto-confession. Je ne l’ai pas commencé avant de partir, je ne l’ai pas retravaillé en arrivant. Tout est daté, tout est authentique. Il n’y a pas de mensonge. Dans un journal on ne ment pas, ou alors inconsciemment. On ne se ment pas à soi-même.
Mais dans ce cas, on ne fait pas nécessairement de figures de style…
Si, mais par amusement. J’en fais tout le temps. Je songeais encore hier à l’expression « sabler le champagne dans le désert » : c’est amusant ! C’est plus fort que moi.
C’est une manière de maitriser les choses, de s’affirmer plus fort qu’elles ?
Peut-être. C’est surtout une manière de les rendre plus ludiques et moins lourdes, si elles doivent être relues par l’auteur.
Avec Izo, vous êtes un écrivain…
Non pas un écrivain, un écrivant. Je réfute tout de suite ce terme. Sauf si on dit de quelqu’un qui va une fois par semaine le dimanche à la piscine qu’il est un nageur, alors oui. Ma vocation profonde, et que je ne peux hélas plus pratiquer, c’était d’enseigner la philosophie. C’était d’enseigner l’enthousiasme d’être… D’être en train d’être. C’est notamment pour cela que j’ai émigré en France, parce qu’en Belgique, la philosophie n’est pas au programme de la terminale. Il y a la morale laïque, mais ce n’est pas la même chose. Moi je veux exercer une influence, au sens positif du terme, sur des jeunes, à un âge charnière, à l’aube de choix qu’ils auront à faire, à un âge où ils commencent à être à même de comprendre les philosophes.
On pourrait dire qu’écrire vous sert à faire passer des messages d’émerveillement…
Dans ce sens, on se rapproche de l’écrivant, quand même ! Pour Cargo, il y a des choses que je voulais me dire à moi-même, que je voulais clarifier, voir définies autrement que dans le fond vague de ma pensée… Et maintenant, je considère plus que jamais ce livre comme un message, parce que s’il pouvait contribuer à la prévention de la propagation de cette espèce de saloperie, ce serait formidable. Et si, d’autre part, il pouvait contribuer à remonter un peu le moral des gens qui sont dans mon cas, ce serait formidable aussi.
Vous semblez avoir la passion de la communication. Vous pratiquez un grand nombre de langues. D’om vous est venue cette passion ?
De la volonté de communiquer, précisément, et aussi d’un intérêt pour l’aspect visuel. Par exemple, les hiéroglyphes que j’ai appris très tôt, les idéogrammes chinois, le russe, tout ça. Je trouvais cela bizarre. Et je me suis dit : mais cela veut dire quelque chose. Alors pourquoi cela ne me dirait-il rien à moi ? Et c’est pour cela que très tôt j’ai commencé à apprendre tout cela. Je savais lire avant d’aller à l’école gardienne. Par Tintin, grâce à Tintin.
Comme Izo.
Oui, comme Izo. Parce qu’il y avait des cases, et puis il u avait des phylactères, des bulles, et très vite, je me suis dit : bon, Tintin dit quelque chose. Qu’est-ce que Tintin dit ? Et à force de volonté, de recoupements – j’étais tout seul, ce ne sont pas mes parents qui m’ont patronné pour ça – j’ai fini par comprendre le système. Évidemment, il y a eu l’adaptation à l’école primaire avec la phonétique flamande qui était différente, mais après, vers dix, onze ans, j’ai appris tout le reste. Enfin le but n’est pas, comme l’éditeur voulait le faire, de mettre l’accent là-dessus.
Vous êtes anversois d’origine – francophone et polyglotte -, vous habitez maintenant Paris. Quel a été votre itinéraire ?
Ça fait cinq, six ans que je suis à Paris. J’ai fait d’abord l’orientalisme à Leuven, ensuite j’ai commencé la philosophie à Louvain-la-Neuve. J’ai réussi ma première candi sans problème. Simplement je me sentais mal à l’aise, et je savais qu’en deuxième candi j’allais avoir l’abbé Léonard, une espèce de vautour noir… un réactionnaire absolu. Il est devenu évêque de Namur, maintenant. Il m’a convoqué à la fin de la première candi en me disant : il y a des bruits qui courent… Vous allez quitter l’U.C.L. Je dis oui. Je vais à l’U.L.B. Il me dit : Mais vous allez devoir signer un papier stipulant que vous adhérez à la libre pensée ! Je dis : c’est grotesque ! Je sais que cette information est fausse. D’autre part, si on me demande de signer un papier qui affirme que je m’engage à penser librement, pourquoi pas ! Il ne savait plus quoi dire. Et à l’U.L.B., je n’ai pas été déçu. Ça m’a beaucoup plu. Puis j’ai étudié à Paris. J’ai toujours eu un très fort faible pour cette ville (vous voyez : fort faible !). Moi, je suis un citadin : aussi loin que mes souvenirs remontent, j’ai toujours été fasciné par l’effervescence de la ville.
Nous sommes ici à Edegem, dans la proche banlieue d’Anvers. C’est la commune où se trouve Missembourg, où a vécu Marie Gevers, où habite encore Paul Willems. Ce sont des auteurs qui comptent pour vous, que vous connaissez un peu ?
Eh bien, j’avoue honnêtement que je ne les connais pas. Oui, de nom, bien sûr, de notoriété. Je vois même où se trouve la propriété. Mais je ne les connais pas au sens où je ne les ai pas lus.
Par contre Tintin, ça a compté.
Ah ! ça, Tintin, ça a beaucoup compté. Je le cite dans Cargo, dans Izo aussi, plusieurs fois. Hergé pour moi est un génie. Je voudrais aussi vous dire une chose : c’est sans doute via la bande dessinée, l’œuvre d’Hergé, mais de Jacobs et de Jacques Martin, que le gout m’est venu de vénérer l’héroïsme. Or le héros en général se fait remarquer par les guerres, et je déteste la guerre. Alors, cette maladie, que j’assume en toute conscience et lucidité pour autant que je le sache, me permet non pas d’être un héros comme j’aurais tellement souhaité l’être, mais d’exercer, voire même de développer, une certaine dose de courage, ne fût-ce que pour servir d’exemple aux autres, pour que de moins en moins de gens s’effondrent, parce que quand on s’effondre, c’est fini. Il faut être entouré, c’est sûr. Moi j’ai la chance d’avoir ici des parents gentils, qui acceptent tout, et puis, à Paris je ne suis pas seul. Vraiment pas. Donc je ne me suis pas encore effondré. J’espère même qu’on peut laisser tomber le mot « encore » et dire que je ne me suis pas effondré.
Dans Cargo vie, vous évoquez « la plage de Nietzsche et de Foucault ».
C’est la plage dont Foucault parle dans Les mots et les choses. Il y explique que l’homme pourrait disparaitre comme une crasse sur le sable disparait à marée haute.
« Comme à la limite de la mer un visage de sable ».
Voilà, vous avez bien meilleure mémoire que moi, et tant mieux pour vous. En tout cas, c’est l’image que j’ai voulu employer. J’ai toujours associé Nietzsche aux éléments forts, comme la mer. Et Foucault est l’héritier spirituel de Nieztsche.
Et vous vous mettez dans la même famille ?
Oui ? Mais en tant que technicien, enseignant, et pas en tant que philosophe. Une dernière précision. Quand j’étais petit, j’avais l’esprit très prométhéen. J’avais beaucoup de culot. J’ameutais sur la plage des gosses de mon âge – on avait un appartement à la mer – et je leur disais : Venez, on va faire un château fort qui va résister à la marée haute, on va réussir… Cela les enthousiasmait beaucoup…
Et ça n’a jamais marché ?
Et cela n’a, hélas, jamais marché. Cette image est très symbolique. L’homme prométhéen croit qu’il va durer… Mais pas du tout. L’homme aussi est amené à disparaitre. Au niveau individuel la mort est déjà présente évidemment, et au niveau de la planète, il arrivera un jour, je ne sais pas quand…
Le soleil se refroidit.
Déjà ! Et ne fût-ce que la folie humaine… Il y a déjà de quoi détruire deux mille fois la terre.
Carmelo Virone
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°77 (1993)