D’Outremeuse à la Pléiade

Les commémorations du centenaire de Simenon ont atteint leur point d’orgue avec la sortie dans la Pléiade de deux volumes de ses romans. Nous avons rencontré Jacques Dubois, maitre d’œuvre de cette édition avec Benoit Denis, au moment où Hubert Nyssen léguait à l’Université de Liège ses archives littéraires. Attendra-t-on cent ans pour les mettre en valeur ou ferai-t-on enfin du patrimoine un levain pour la création ?

Le Carnet et les Instants : Dans votre introduction, vous passez beaucoup de temps à justifier l’entrée de Simenon dans la Pléiade, comme si cette place n’allait pas encore de soi.
Jacques Dubois :
C’est peut-être quand même une loi de la collection. Avant d’écrire mon introduction, j’ai relu celle de Sade. Là aussi, la Pléiade devait un peu s’expliquer…

Le paradoxe, dites-vous, est que Simenon est un auteur universel (on a cité son nom pour le Nobel), mais qu’en même temps, il n’appartient pas tout à fait à la littérature française reconnue.
Il semble bien, effectivement, que son statut d’écrivain international précède son statut d’écrivain français. Cela tient à la fois au genre policier, qui a une capacité de transition très grande, aux traductions, au cinéma. Il a été porté par différents supports qui le faisaient circuler largement, mais, par contre, il a eu plus de mal à accéder aux quelques arrondissements parisiens qui gèrent la littérature française.

Dans la description que vous faites du champ littéraire français à son époque, vous montrer que Simenon n’est pas une figure isolée. Il fait partie de ce que appelez une « troisième voie » entre la grande tradition humaniste incarnée par une revue comme la NRF et les mouvements d’avant-garde dont les surréalistes sont les représentants les plus notables.
Cette voie n’a pas été tellement repérée par l’histoire littéraire, mais quand on y regarde bien elle est assez considérable. C’est ce que Pierre Bourdieu appellerait le roman moyen ou la culture moyenne. Il y a eu dans les années 30, au cinéma et en littérature (et peut-être avec plus de bonheur au cinéma qu’en littérature), une mouvance qui se définissait très fort par sa thématique : celle de la vie des petites gens, du héros médiocre, de la vie banale – ce qui ne se confond pas tout à fait avec la thématique populaire, qu’assumait la littérature militante. Ce mouvement, à mon avis très vaste et très transversal, touchait à des qualités de littérature assez diverses. On n’a aucune peine à inscrire Simenon dans cet ensemble, à ceci près que lui-même n’avait peut-être pas une conscience très nette d’y participer. Mais il le savait peut-être davantage qu’on ne le croit, comme je le signale dans l’introduction. Deux critiques ont parlé de lui en disant : ça ressemble à du Francis Carco. Simenon dit bien avoir lu ces comptes rendus. Il a dû savoir qu’on le situait là. Je crois qu’il lisait ce qui paraissait bien plus qu’il ne l’a prétendu.
Par ailleurs, son milieu d’Outremeuse, sa famille, ce sont typiquement ces gens-là : une petite bourgeoisie, parfois très petite, qui touche encore au peuple par certains côtés, le grand-père chapelier, par exemple. Il s’inscrit tout naturellement dans ce type de problématique.

Diriger l’édition d’un volume de la Pléiade représente un travail considérable. Vous avez lu tout Simenon, j’imagine ?
J’ai essayé. Un écrivain qui laisse deux cents romans, ce n’est pas ordinaire. Évidemment, Proust, avec un seul roman, laisse presque autant de pages…. Deux cents romans, c’est énorme, on ne peut pas les avoir tous lus, c’est-à-dire que même si on les avait tous lus – je ne peux pas vous dire si c’est mon cas – on oublie. On oublie d’autant plus que la littérature policière (c’est un phénomène que j’ai souvent observé) laisse peu de place dans les esprits. Il y a par ailleurs une unité de ton chez Simenon qui fait que souvent on se demande si on a déjà lu tel titre ou non. De sorte qu’il est impossible d’avoir l’œuvre en tête complètement. En ce sens, le travail de la Pléaide représentait un casse-tête, parce que cette œuvre appelle des connexions, des rapprochements. En même temps, elle mobilise une mémoire tellement considérable que, bien souvent, on a été heureux de bénéficier de la relecture de Michel Lemoine, qui est quant à lui une sorte de mémoire simenonienne vivante et qui nous signalait : allez voir ce côté, il y a quelque chose du même genre. C’est une œuvre étrange de ce point de vue-là. Mais évidemment, on a lu beaucoup de romans. Pendant les deux ans et demi qu’a duré le travail, j’en lisais ou relisais chaque semaine, et je pense que Benoit Denis en faisait autant. Il y a avait donc une sorte de remise à jour permanente. Et nous en parlions : « Tiens, j’ai lu ceci qui devrait vous intéresser », me disait Benoit Denis, et j’en faisais autant avec lui.

jacques dubois

Quels ont été les critères fixés par Gallimard ? Vous deviez choisir vingt titres ?
Vingt au départ, mais on a un peu poussé et on en a obtenu un vingt-et-unième. Le choix s’est fait rapidement, dans une liberté quasi-totale. Nous avions un  délai de travail, nous ne pouvions pas trop hésiter. Il fallait sortir impérativement en mai 2033. Nous nous sommes assez vite déterminés à partir de deux critères principaux. Le premier était de représenter l’œuvre dans sa durée, dans ses différentes phases ; le second, un critère de qualité. On savit qu’on écarterait Pedigree parce qu’il était trop volumineux et qu’il aurait pris la place de deux ou trois titres. Maintenant que le travail est fini, je ne suis pas sûr que je choisirais de nouveau les vingt-et-un mêmes romans. Cela tient surtout au fait que notre perception de Simenon a bougé : parfois des œuvres spectaculaires ou rendues spectaculaires par le cinéma nous paraissent un peu moins importantes que d’autres, plus discrètes, mais vont davantage à quelque chose d’essentiel. C’est un peu embêtant, mais ça donne juste envie de faire un troisième ou un quatrième volume…

Comment vous êtes-vous partagé la tâche ?
Assez simplement. Il y avait des attachements personnels à certains romans, qu’on s’est parfois disputés : Le train, par exemple, que nous avions tous deux envie de traiter. Moi, je tenais au Président, peut-être parce que c’est le roman de la vieillesse… Benoit Denis, à La neige était sale…

Chacun a donc pris en charge l’appareil critique de ses romans ? La moitié chacun ?
Benoit Denis en a un peu plus parce que l’introduction me revenait, et que nous voulions qu’en termes de quantité de pages, ce soit équilibré. Cela dit, chemin faisant, il est apparu que notre collaboration était forte. Je n’ai pas eu le sentiment d’être un « directeur d’édition », comme on dit chez Pléiade. Nous formions à deux une vraie équipe. Je me suis aperçu aussi qu’il y avait des questions générales sur lesquelles ce que Benoit Denis disait était remarquable. J’ai donc obtenu qu’il rédige une partie de l’introduction : sur les conditions d’écriture, le rituel de Simenon, et la question de ses rapports aux éditeurs. Nous signons l’introduction à deux, mais avec une mention de ce que chacun a fait. C’est amusant tout ce dispositif Pléiade que j’ai découvert peu à peu. Il y a un protocole très précis, il faut qu’on sache qui fait quoi presque ligne à ligne. Nous avons un peu assoupli le système à notre usage.
Il y a dans cette collection une idéologie de la panthéonisation. Entrer en Pléiae, c’est un peu comme entrer dans une autre Académie française, c’est glorieux. Le côté amusant, dans notre cas, est qu’il fallait y faire entrer un écrivain que Gallimard, certes, accueillait sans réserve puisqu’il l’avait déjà publié, mais qui est quelqu’un d’un peu mal élevé. On connaissait déjà une exception de cet ordre avec Alexandre Dumas. Comment l’intégrer dans ce monde un peu magique ? Cela a été en partie notre tâche, notamment dans l’introduction. De là parfois son côté justificatif. En retour, Simenon a changé et bougé en cours de route. Maintenant qu’il est en Pléiade, il n’est plus tout à fait le même. Ne serait-ce que parce que notre choix va peut-être un peu figer l’œuvre. Pour un certain temps, l’image de l’auteur va se resserrer autour de vingt-et-un titres. J’espère qu’on continuera à trouver des lecteurs qui iront voir ailleurs, mais le phénomène n’est pas sans intérêt. Par ailleurs, l’appareil critique met au jour de nombreuses connexions entre les différents romans de ce massif énorme. Nous avons été amenés à repérer de très nombreux fils qui courent à travers l’œuvre. Probablement la critique avait-elle déjà remarqué cela, mais je suis frappé par cette continuité vraiment très forte d’un imaginaire associé de façon inséparable à une mémoire. C’est une sensation qu’on a également avec Proust. Mais quand même, Proust et Simenon, on ne les mettrait pas ensemble facilement ! Je le fais pourtant de plus en plus. Et en particulier à travers le fait que ce sont des auteurs ayant creusé, une vie durant, quelques mêmes fantasmes ou images qui viennent de loin, de l’enfance, et que la mémoire travaille sans fin.

Curieusement, alors que vous montrez que certains fils biographiques sont constamment redéployés, la Belgique n’est mentionnée dans votre introduction que par une note de bas de page. Vous dite que Simenon a vécu dans trois lieux (la France, les États-Unis et la Suisse), alors que le quatrième, pratiquement passé sous silence, est la grange où où tout l’avenir est entreposé.
Avons-nous eu une espèce de réflexe, pour éviter de le régionaliser ou le belgiciser ? Il n’y a en tout cas pas de roman proprement liégeois dans notre sélection.

Même pas Le pendu de Saint-Pholien ?
Non. Hormis le fait que nous évoquions l’enfance et la famille, nous parlons peu de son pays d’origine. Nous avons choisi tout de même Le bourgmestre de Furnes, un roman qui dit beaucoup de la Belgique, mais c’est la Belgique flamande… Est-ce que nous nous sommes défendus de quelque chose, malgré nous ? C’est possible. Mais je savais pas que ça se voyait autant.

Après Simenon, Nyssen

Vous terminez votre introduction par une évocation des archives Simenon à l’Université de Liège. Cette même université vient de recevoir les archives d’Hubert Nyssen. Pouvez-vous déjà dire en quoi consistent ces dernières ?
Il faut d’abord rappeler qu’il y a deux hommes en lui : il est à la fois éditeur et romancier. Et ce sont les deux hommes qui lèguent leurs papiers. On y trouve des manuscrits, une correspondance, des documents divers sur la maison d’édition, puis, ce qui est formidable, une collection complète de tout ce qu’Actes Sud a édité. Nyssen avait pris la précaution de conserver à titre personnel deux exemplaires de tout ce qu’il faisait paraitre. Il a donné une collection complète à Liège et a conservé l’autre. Rien ne manque.
Il faut préciser que sur un certain nombre de ces papiers, notamment la correspondance, le donateur a posé un embargo d’une durée variable. Une partie de sa correspondance avec certains écrivains ne sera lisible que dix ans après sa mort. Il dit même qu’il y a des choses tellement délicates qu’il conviendrait de respecter un embargo beaucoup plus long encore : il faudra que les écrivains en question aient eux-mêmes disparu.
C’est tout de même émouvant de penser qu’il y a là-dedans un certain nombre d’auteurs chers à Nyssen, comme Paul Auster, Nina Berberova, Nancy Huston etc. C’est un trésor.

Avec toutes les archives disponibles à Liège, ne serait-il pas temps de créer une institution qui les mette en valeur et les fasse connaitre du grand public ?
Effectivement. La bibliothèque des Chiroux a reçu les archives littéraires de Marcel Thiry ; en plus du fonds Simenon, l’Université dispose à présent du fonds Nyssen. Notez que celui-ci n’est pas liégeois. Il a des origines en partie verviétoises et est né à Bruxelles. Mais il a enseigné à l’Université de Liège, pendant quelques années : un cours sur l’édition. De là son attachement à la ville, je crois. Oui, ce serait bien de créer une telle institution. Mais il faut dire que les universités, qui sont assez pauvres et mal équipées du point de vue bibliothéconomique, ont de la peine à gérer cela.

Les fonds Simenon est mis à l’honneur aujourd’hui grâce à l’exposition du centenaire. Mais ordinairement, il a peu de présence dans la ville, peu de gens le connaissent, hormis les chercheurs.
Beaucoup d’écoles montent à Colonster, donc c’est plus vivant qu’on ne croit. Mais on n’a ni l’espace, ni le personnel, ni l’argent qu’il faudrait pour mettre ces archives en valeur. Il faudrait vraiment une coalition des pouvoirs publics et de l’Université pour qu’un Maison ou un Musée Simenon soit créé à Liège. Ce serait dommage de ne pas profiter de l’occasion présente pour lancer cela.

On pourrait y inclure une série d’archives disséminées dans diverses collections de la ville ?
Oui, effectivement, pourquoi ne pas étendre cela à d’autres écrivains ? Mais ce n’est pas simple. Rendre beaucoup plus public un fonds comme le Simenon, c’est toujours un peu délicat : on doit manipuler les documents, on est tenté de les faire circuler dans des expositions extérieures à Liège, au risque de les mettre en danger. Ils peuvent se perdre, s’abimer… Pour les fonds d’écrivains, on est toujours tiraillé entre un souci de conservation et celui de donner à voir…

Carmelo Virone


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°128 (2003)