Archives par étiquette : Vincent Tholomé

Où chaque poème est un fleuve qui charrie

Serge DELAIVE, Latitudes de la dérive, Tétras Lyre, 2018, 122 p., 14 €, ISBN : 978-2-930685-33-5

delaive latitudes de la derive.gifGénéralement, c’est austère un recueil de poèmes. Du moins, est-ce ce que beaucoup de lecteurs et lectrices, beaucoup de « dévoreurs de livres » pensent. À tort ou à raison ? On ne tranchera pas ici. Mais il arrive que des recueils proposent, par la bande, tout discrètement, un petit jeu à leurs lecteurs. Ainsi en va-t-il de Latitudes de la dérive. A priori, rien de « jouette » dans ces poèmes répartis en quatre saisons, couvrant, à la manière d’un journal intimiste, une année de la vie de Serge Delaive. On y suit, de poème en poème, les dérives mentales de Serge Delaive aux quatre coins de la planète, du village d’enfance à Tallin en passant par la Grèce, Rotterdam, l’autre côté de l’océan, la Suède, etc. Serge Delaive y croque, comme il sait si bien faire, les êtres et les choses qui l’entourent. Rend compte, à sa manière, des lieux où, grand voyageur, il pose son sac. Laisse son esprit librement vagabonder, associer, enchaîner une idée, une image, et puis l’autre. Continuer la lecture

Où l’on apprend à vivre dans les textures

Stéphane LAMBERT, Art Poems, La Lettre Volée, 2018, 72 p., 15 €, ISBN : 978-2-87317-505-4

I.
derrière le sommet
où s’affaisse la montagne
s’ouvre une autre faille

II.
la profondeur
tel qu’on le croit
n’est pas spirituelle
me dis-je
dans la Rothko room
à Washington
la profondeur
est spatiale

plus on regarde
la surface colorée
plus on s’enfonce
dans son lointain

lambert art poemsOn pourrait lire très vite. Se contenter de voir, dans cet Art Poems, des hommages sensibles de Stéphane Lambert à des démarches, à des œuvres d’artistes contemporains majeurs, tels Mark Rothko, Cy Twombly ou James Turrell, ou à l’art antique de la fresque. On aurait beau jeu alors de rappeler que Stéphane Lambert n’en est pas à son premier livre gravitant autour de l’art. Qu’on lui doit de splendides choses déjà, sur Monet, Nicolas de Staël, Rothko déjà. Qu’il affectionne aussi les essais « sur les grands noms ». Beckett notamment. Et puis, basta, on penserait avoir tout dit. Continuer la lecture

Où l’on lit un recueil de poèmes qui barattent à tout va la langue

Jean-Louis SBILLE, komsakonkoze (komildiz), Traverse, 2018, 74 p., 12 €, ISBN : 978-2-93078-325-3

sbille komsakonkoze.jpgLire, comme parler, écrire, écouter, ça se passe d’abord dans un corps. Pas dans de la pensée. Pas dans des mots. La langue, c’est d’abord une affaire physique. Corporelle. Impossible de ne pas y penser en lisant, à haute voix, komsakonkoze (komildiz), de Jean-Louis Sbille, recueil d’une vingtaine de textes, ultra courts, où Sbille laisse parler la viande rauque, zigzague d’un registre de voix à un autre à chaque vers, quasi, à chaque strophe, quasi. Cite Baudelaire et Lamartine tout en larguant ses bombes, ses façons d’écrire cherchant à rendre la langue « komonlaparl », comme on la vit. Comme on la danse, vous et moi, au quotidien. N’hésitant pas, jamais, à mêler tout cela bordéliquement et joyeusement dans un même poème. Passant allègrement de la ritournelle enfantine un peu neuneu à la « belle image » poétique. Continuer la lecture

Où l’on suit passionnément pas à pas les premiers pas d’une autrice dans l’écriture

Chantal DELTENRE, Écrire en marchant. Premiers pas, Maelström, 2018, 134 p., 14 €, ISBN : ISBN : 978-2-87505-305-3

deltenre ecrire en marchant

Deux événements minuscules se produisent à ce moment-là. Une mouche, soudain piégée au cordon de glu qui pend du lustre au-dessus de ma tête, se met à vibrionner. Sa lutte désespérée me vrille les oreilles. En même temps, une mésange vient se poser au bord de l’appui de fenêtre extérieur. (…) Ma gorge se serre. (…) Je n’en peux plus de cette immobilité. Si je ne bouge pas, le tourbillon qui emporte le sourire de ma grand-mère (…), l’ordre et le décor figés de la pièce à vivre, (…), je glisserai avec eux dans la mort, l’extinction.

Des fois, tout se décide sur un coup de tête. Irréfléchi. Comme une réponse, pas du tout attendue, aux aléas ou aux impasses de la vie. À la lecture d’Écrire en marchant, on se dit que Chantal Deltenre aurait très bien pu ne jamais écrire, ne jamais publier. Sauf qu’il y a eu cet instant T, événement fabuleux, véritable matrice de sa vie d’écrivain. Continuer la lecture

Où l’on ramène une bonne dose de réel dans un monde qui se rêverait aseptisé

Éric THÉRER, Le déficit des années antérieures, Eastern Belgium at night, 2017, 7 €, 56 p.

therer le deficit des années anterieuresUn constat tout d’abord : Le déficit des années antérieures est un objet soigné. Très classe. « Fait maison », pourrait-on dire. Ou du moins ayant les qualités de tout objet conçu avec amour. Se parant soudainement d’une aura qui le distingue des autres. Le déficit des années antérieures ne diffère pas en cela des autres livres d’Éric Thérer. Un poète pourtant qui aime s’affranchir de la page. Sortir ses poèmes du petit monde des livres et des revues, pour nous les dire, asséner sur scène, entouré de comparses, d’amis musiciens électro-contemporains. Continuer la lecture

Où l’on suit joyeusement au gré des vagues des bouteilles jetées à la mer

Laurence VIELLE, Domo de Poezia (Bouteilles à la mer ), livre + CD, PoezieCentrum et MaelstrÖm, 2018, 194 p., 20 €, ISBN : 978-2-87505-300-8

vielle domo de poezia.jpgEnvie de prendre la vie en main ? La vôtre et celle des autres ? Tenté, tentée, depuis longtemps, par les initiatives citoyennes, les rapprochements, les liens sociaux à resserrer ? Marre du déprimant TINA, du gris ambiant dans les têtes ? Envie de positif et de joie ? Désir fou d’être regonflé, de sourire à nouveau ? Pour sûr, il n’y a pas que le film Demain pour faire pétiller. On peut aussi s’immerger dans la poésie résolument positive, amoureuse de la vie et des rencontres, dans la poésie éminemment « sociale » et sociétale de Laurence Vielle. Parce que Laurence Vielle a décidé, une fois pour toutes, de laisser au placard ses petits ou grands problèmes d’ego – ses soucis de gnêgnêtre comme a dit une fois Jean-Pierre Verheggen –, d’être généreuse, de prendre à bras le corps les questions du « vivre ensemble » et du « bien vivre », de considérer la poésie, le fait d’écrire la poésie, comme un acte social, une façon d’accompagner les questions qui traversent ou taraudent bon nombre d’entre nous. Continuer la lecture

Vincent Tholomé. L’écriture comme espace de nœuds tholoméens

Vincent THOLOMÉ, Mon voisin Noug, Éd. Centre de Créations pour l’Enfance de Tinqueux, collection « Petit VA ! », 2018, 23 p., 5 €

tholome mon voisin nougPoète, auteur performeur réinventant la langue, notre rapport au verbe, Vincent Tholomé s’aventure avec Mon voisin Noug dans l’espace des livres pour enfants. D’emblée, il métamorphose ces derniers en ouvrages où l’enfance — l’enfance du monde dirait Deleuze, mais aussi l’enfance du langage, de la sensation — se déploie.

Nul étonnement à voir Vincent Tholomé rejoindre la collection « Petit Va ! » des Éditions du Centre de Créations pour l’Enfance de Tinqueux, laquelle a  accueilli des plumes singulières comme Liliane Giraudon, Julien Blaine, Édith Azam, Laurence Vielle… Continuer la lecture

Où l’on se dit qu’un jour on arrivera à sortir de soi

Un coup de cœur du Carnet

Charline LAMBERT, Désincarcération, L’Âge d’homme, coll. « Contemporains », 2017, 12 €, ISBN : 978-2-8251-4714-6

Tu veux désincarcérer la bête de toi,
tu as des bouches à nourrir, et combien

de chiens affamés

au-dedans, en attente

d’une taxidermie.

Tu fourres toujours dans ta structure,
sous ta peau de cuir,
beaucoup trop d’humain.

lambert desincarcerationDésincarcération est un livre épatant. Une tentative impossible. Un geste impossible. Son programme est vaste et ambitieux. Sans compromis. C’est que Charline Lambert, toute jeune poète, même pas trente ans, ne lâche rien. Tourne sans fléchir autour d’une question. Vaste question. Sans réponse. Comment sortir de notre condition de bête ? De nos incarnations ? De la chaîne multimillénaire des générations ?

Parce que voilà bien tout le malheur : un jour, une fois, nous nous incarnons. Débarquons sur Terre. Via la chair de nos mères. Leur passant littéralement à travers le corps. Nous désincarcérant de leurs ventres. Poupons braillards geignant, peut-être, déjà, de nous savoir carcasses. Futures carcasses. Poupons braillards chialant, peut-être, déjà, sur notre sort. Allez savoir. Continuer la lecture

Où l’on rencontre un être qui marche avec les autres

Un coup de cœur du Carnet

Marc DUGARDIN, Notes sur le chantier de vivre, Rougerie & Centrifuges, 2017, 194 p., 13 €, ISBN : 978-2-9544587-9-3

dugardin notes sur le chantier de vivreMarc Dugardin est un chantier perpétuel. Un être qui marche avec les autres. En tant qu’homme, en tant que poète. Tout qui suit de près ses publications le devine : de livre en livre, se dessine une ligne souple, variée, variante. Une ligne creusant patiemment un sillon. S’appuyant sans cesse sur ce qui compte. Sur ce qui porte Marc Dugardin. L’aide à poursuivre. À concevoir une belle route. Ce sont les amitiés fortes. Les musiques qu’il écoute. Les révoltes qui grondent en lui. Les connivences avec les autres poètes, écrivains, qu’ils soient morts ou vivants. L’infaillible curiosité qui l’anime. Les questions et préoccupations qui le turlupinent, voire le passé qui le tourmente. Continuer la lecture

Où l’on capte la poésie par tous nos pores

Un coup de cœur du Carnet

Daniel FANO, Tombeau de l’amateur #1. Assez parlé de moi, La Houle 2017, 21 p., 14 €, ISBN : 978-2-930733-09-8 ;   #2. Suite au prochain numéro, La Houle, 2017, 10 p., 10 €, ISBN : 978-2-930733-13-5 ; #3. Dix petits exercices de disparition, La Houle 2017, 16 p., 10 €, ISBN : 978-2-930733-14-2 ; #4. Au revoir et merci, La Houle, 2017, 12 p., 8 €, ISBN : 978-2-930733-15-9 ; #5 Tombeau de l’amateur, La Houle, 2017, 10 p., 8 €, ISBN : 978-2-930733-16-6

fano tombeau de l amateurQuestion à deux balles : quels sont les points communs entre Assez parlé de moi, Suite au prochain numéro, Dix petits exercices de disparition, Au revoir et merci et Tombeau de l’amateur ?

Fastoche !

Leur auteur d’abord, Daniel Fano, un expert pour ce qui est de booster la langue, de la brancher joyeusement sur du triphasé électrique, de monter nerveusement en neige les phrases en un beau débridé, en un beau glissando, parfaitement maîtrisés : Continuer la lecture

Où l’on se plaît à percevoir ce qui bientôt disparaît

lambersy departs de feux

Werner LAMBERSY, peintures d’Emmanuelle RENARD, Départs de feux, Tipaza, 2017, 140 p., 30 €, ISBN : ISBN : 978-2-912133-45-8

 

Demi-sommeil de chats devant
L’âtre des planètes

L’ange de la parole
Déferlant sur l’océan bègue des
Vagues

Les mondes et moi on apprend à
Se connaître

Quelquefois les yeux
Suffisent qui lancent des bouées

Voilà, c’est cela, Départs de feux, de courts poèmes emplis de souffle. De courtes affaires où Werner Lambersy n’arrête pas de s’interroger sur l’écriture, la vanité de l’écriture, l’humain, l’humanité, l’humain dans ses rapports au non-humain, végétal, animal ou minéral, l’humain dans le monde, dans le cosmos, l’humain avec le monde, les oiseaux, la lune, l’humain pareil au non-humain, pareillement traversé par le monde. Non que Werner Lambersy se la jouerait vieux sage façon gourou. Non que Werner Lambersy, tout à coup, se prendrait pour un donneur de leçons ou pour le gars qui aurait tout compris. Pas du tout son style. Pas du tout son genre. Continuer la lecture

Le top 3 de Nicolas Marchal

Suite de notre rétrospective de l’année avec les choix de Nicolas Marchal.


Lire aussi : la fiche de Nicolas Marchal


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Où l’on regarde des photographies pour mieux plonger dans son monde intérieur

Un coup de cœur du Carnet

Jean-François FLAMEY, Non Dits, Yellow Now, 2017, 120 p., 19€, ISBN : 9782873404192

flameyNon dits, qu’est-ce que c’est ? Un ouvrage de photographies. Mais pas que. Une boîte à imaginaire aussi. Une mécanique jouissive faite pour que, mine de rien, on se raconte des films, nous, les regardants, les regardantes. Une machinerie nous invitant à faire tourner à plein régime nos facultés de scénaristes ou de rêveurs, en tout cas. Continuer la lecture

Où subitement il nous prend l’envie de nous lever et de prendre la parole

Un coup de cœur du Carnet

Éric CLÉMENS, Pour un pacte démocratique. Manifeste, Presses universitaires de Louvain,  coll. « Petites empreintes », 2017, 94 p., 12 € / ePub : 8 €, ISBN : 978-2-87558-562-2

La démocratie commence « contre l’Un » avec la reconnaissance non pas du peuple uni, mais des divisions du peuple, de ses divisions entre individus, entre sexes, entre classes ou groupes, entre pouvoir(s) et société civile, entre valeurs, fonctions et moyens, mais de façon telle que le conflit ne tourne pas en violence.

(…)

Car (…) le « dissensus » une fois reconnu, le « consensus » doit être recherché et mis en œuvre si le but de la politique reste bien de permettre de vivre ensemble dans un monde en commun ou au moins partageable.

clemens pour un pacte démocratiqueDepuis trente d’ans, des livres d’Éric Clémens reviennent sur la question de la démocratie, sur son impasse contemporaine, son renouvellement possible, sa régénérescence, l’émancipation qu’elle apporte, pourrait apporter, aux femmes et aux hommes, par-delà les convictions, intérêts et avis divergents. Car il n’y a pas de société humaine uniforme. Quelque chose, toujours, déborde. Ne rentre pas dans le cadre. Des opinions s’opposent quant à la marche à suivre, quant aux actions à mener. Continuer la lecture

Où l’on se prend à lire en moutons noirs plutôt qu’en moutons blancs

Véronique BERGEN, Jamais, Tinbad, 2017, 118 p., 16 €, ISBN : 979-10-96415-07-6

bergen jamais.jpgBon. Disons ceci : Jamais nous donne à lire une écriture « de milieu ». Pas une écriture « dramatique », donc. Pas attendre, dès lors, de Jamais qu’il nous livre une « belle histoire », savamment construite pour nous emmener, nous, lecteurs, jusqu’à la dernière scène, l’ultime sursaut intense que nous dévorerons avant de clore le livre.

Jamais, c’est plutôt une plongée dans un milieu aqueux ou dans une forêt vierge. Une plongée dans un bain linguistique où tout pourrait virer chaos, sembler chaos, tant le récit de Véronique Bergen, sa façon de « réciter », n’a que faire d’une fiction « clé sur porte » avec un beau début, un beau corps et une belle fin. Continuer la lecture

La vie ordinaire. Propos à propos d’Éric Thérer

Éric THÉRER et Benjamin MONTI, Ping-pong, Eastern Belgium at night, 2015, 300 p., 8 € ; ORDINAIRE (Éric THÉRER et Stéphan INK), Le temps qu’il fait, CD, les éditions Eastern

thererDécédé en 2014, Bernard Heidsieck, immense poète, n’est décidément pas près de sombrer dans l’oubli. Tant mieux tant mieux. C’est que, de son vivant, il n’arrêtait pas de faire des petits, le bougre, d’inspirer du monde dans les parages de la poésie sonore et de la poésie action. Dans les parages d’une poésie qui, hop !, décide de sortir littéralement de la page, d’user de tous les moyens techniques et technologiques pour se faire entendre en performance, sur scène, hors des recueils, dans des formes totalement étrangères aux canons classiques. N’hésitant pas, par exemple, à utiliser des langues et des manières de faire issues de nos écrits et usages les plus quotidiens : lettres administratives, relevés bancaires, infos diffusées à la radio, etc. C’est que, de son vivant, Bernard Heidsieck n’a eu de cesse de créer, à partir de ces langues a priori « déshumanisées », a priori à mille lieues du « frisson poétique », des objets lumineux et jouissifs, à lire, voir et entendre, des objets drôles et critiques, éminemment en prise sur leur époque. Usant, par exemple, lui, le banquier, des langages économiques pour tirer sarcastiquement le portrait du monde contemporain. C’est que, de son vivant, Bernard Heidsieck aura été l’un de ceux qui n’auront pas cessé de « bidouiller », superposant, par exemple, sur scène voix enregistrées et voix « live », composant directement ses poèmes sur magnétophones plutôt que sur papier. Ouvrant ainsi la voie à bon nombre de « poètes performeurs » actuels. Continuer la lecture