Geneviève Damas, Si tu passes la rivière

La conquête du langage

Geneviève DAMASSi tu passes la rivière, Luce Wilquin, 2011

Comédienne et metteur en scène, Geneviève Damas est l’auteur d’une douzaine de pièces et d’autant de nouvelles. Animatrice de la compagnie Albertine, elle organise à Passa Porta les soirées littéraires et musicales Portées-portraits, qui consistent en lectures spectacles de textes contemporains dont elle assure souvent la mise en voix. Elle est enfin l’auteur-interprète de deux monologues mettant en scène une jeune coureuse cycliste, Molly à vélo et Molly au château, qui tournent sans relâche depuis leur création.

Tout premier roman qu’il est, Si tu passes la rivière n’est donc pas l’oeuvre d’une débutante. Le métier de l’auteur se sent dès les premières pages, dans le talent à prêter d’emblée une voix au narrateur, François Sorrente, jeune paysan illettré assigné au gardiennage des cochons ; dans la dimension orale du récit (mais d’une oralité recréée, transposée, qui ne se confond pas avec un calque naturaliste de la parole mais passe par un travail attentif au rythme de la phrase, des reprises, des tournures faussement embarrassées, des impropriétés calculées, en accord avec les moyens d’expression du personnage) ; dans la manière adroite d’installer un espace, une situation, de distiller au compte-gouttes les informations dont la découverte éclairera progressivement François sur le secret de ses origines. Si tu passes la rivière est bien un roman, mais viendrait-il un jour l’idée à Geneviève Damas de l’adapter pour la scène sous la forme d’un monologue qu’on est certain que le texte « tiendrait bien en bouche », comme disent les comédiens.

Il se fait que le langage, la parole – et son envers : le mutisme, le non-dit – est l’un des fils rouges du récit. La famille Sorrente, tribu exclusivement mâle, sauvage et brutale, âpre au gain et rude au travail, est dominée par la loi du silence. Chez ces gens-là, monsieur, on ne cause pas. Ni de la mère absente, ni du frère mort en tombant du toit, pas davantage de l’incendie d’une ferme voisine où périt naguère toute une famille (que de cadavres dans les placards !) ; et moins encore de la soeur tant aimée, Maryse, qui franchit un jour la rivière pour ne plus jamais revenir – cette rivière qui figure une frontière à la fois territoriale et symbolique : au-delà, il y a le monde et la promesse d’une autre vie.

Chez nous, on ne pleure pas, ça mouille à l’intérieur, mais au-dehors c’est sec. […] Moins on parle, mieux ça vaut, si tu as quelque chose à dire, tais-toi, si tu es content, tais-toi, si tu as chagrin, tais-toi. Tais-toi, tais-toi, tais-toi. 

Qui est privé de mots ne peut nommer son aliénation. Et tel apparaît d’abord François, jeune fada « qui n’a que du vent dans la tête » et ses braves cochons pour tout confident. Son récit obéit à ce qu’on pourrait appeler le principe de la vision partielle : un narrateur observe et raconte ce qui se passe autour de lui sans en saisir les implications cachées (mais nous les comprenons, nous, entre les lignes). Affecté aux tâches les plus ingrates, tenu dans une sorte d’esclavage par les siens parce qu’il est le plus jeune et qu’il n’est pas comme les autres, c’est progressivement qu’il créera les conditions de son émancipation. Celle-ci passera par le goût des histoires et le contact avec les livres, cultivé en cachette des siens (aux yeux de qui les livres sont choses inutiles et même nuisibles) ; et enfin par l’apprentissage, lettre après lettre, de la lecture (sur les difficultés duquel le récit passe peut-être un peu rapidement). François est le petit cousin du berger sarde de Padre padrone des frères Taviani, inspiré du cas authentique de Gavino Ledda : comme lui analphabète, écrasé par un père colérique et dominateur… et joueur d’accordéon. Par-delà la peinture d’une paysannerie archaïque et fermée sur elle-même, dont les moeurs n’auraient pas fondamentalement changé depuis le XIXe siècle (tableau auquel
ne manquent ni le curé coincé et néanmoins coureur de jupons, ni la guérisseuse aveugle et
donc quasi omnisciente), Geneviève Damas a réussi l’évocation attachante et sensible d’un itinéraire plus fondamental : de l’état du manque de mots à la conquête du langage articulé,
qui permet la découverte de soi et la prise en main de son destin.

Christian Bréda


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°168 (2011)