Archives par étiquette : Frédéric Saenen (auteur de la recension)

L’opus 3 du Maestro

Marc QUAGHEBEUR, Histoire, forme et sens en littérature. La Belgique francophone Tome 3 – L’évitement (1945-1970), Peter Lang, 2022, 620 p., 47,35 €, ISBN : 978-2-87574-727-3

quaghebeur histoire forme et sens en littérature 3Comment mieux plaider l’existence d’une littérature de Belgique francophone, comment la défendre quand elle a pendant trop longtemps été considérée comme périphérique, complexée et mineure, qu’en en saisissant l’histoire, la forme et le sens ? Ces trois maîtres mots président à la démarche de Marc Quaghebeur depuis le premier volume du grand récit qu’il en a entamé en 2015. Le chantier est immense : il faut faire émerger les figures puis interroger le rapport organique qu’elles entretiennent avec leur œuvre respective ; il faut les inscrire dans des veines, des tendances, des lignes de force, interroger la nature des rencontres, tisser les dialogues et rendre compte aussi des percussions ; enfin, faire résonner le tout avec cette vaste chambre d’écho qu’est le siècle qui l’a pétrie. C’est en somme un travail davantage musical que scriptural, et l’impression de voir se développer une partition se confirme à la découverte de ce troisième volume (sur quatre annoncés) Continuer la lecture

Conrad Detrez, contemporain capital et réenchanteur du monde

Conrad DETREZ, Ludo, postface de Clément Dessy, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2023, 213 p., 9 €, ISBN : 9782875685841
Conrad DETREZ, Les plumes du coq,  postface de Clément Dessy, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2023, 220 p., 9,50 €, ISBN : 9782875685834
Conrad DETREZ, L’Herbe à brûler (n° 186, 360 p.), postface de Clément Dessy, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2023, 220 p., 9 €, ISBN : 9782875685827

On n’achète pas un livre – et a fortiori on ne le rachète pas – au simple motif qu’il a changé de couverture. L’argument pourrait cependant suffire concernant la republication au catalogue Espace Nord des trois volumes de l’autobiographie hallucinée de Conrad Detrez. L’option graphique crève l’étal des librairies. Pour chaque titre, un autoportrait, façon photomaton en noir et blanc, nous montre leur auteur, clope au bec ou aux doigts. Jamais son regard ne croise l’objectif : par deux fois il s’oriente vers le haut, là où se tiennent paraît-il la transcendance et l’imaginaire ; ou il s’absorbe de biais, comme pour interroger le terre-à-terre. Comme si, des pupilles, Detrez rejouait seul le dialogue d’Aristote et Platon dans le célèbre tableau renaissant… Continuer la lecture

Laisse-moi rêver encore un peu

Un coup de cœur du Carnet

Daniel DE BRUYCKER, L’ombre et autres reflets, Herbe qui tremble, coll. « D’autre part », 2023, 142 p., 18 €, ISBN : 978-2-491462-55-0

de bruycker l'ombre et autres refletsL’Auteur est mort, se dit-il. Certains ne s’en plaindront pas, embarrassés qu’ils étaient par la survivance de cette instance investie d’une « autorité » – tout ce qui est détestable à l’époque, s’exerçât-elle sur un texte… D’autres continueront à entretenir le culte de cette figure à travers son incarnation humaine, espérant l’entrevoir, lui adresser quelques mots, voire le toucher, et ainsi manifester leur reconnaissance infinie, leur adulation.

Et les personnages, ont-ils seulement leur mot à dire quant à cette réévaluation contemporaine de l’Auteur ? Partent-ils encore en quête de leur démiurge, comme dans telle pièce bien connue de Pirandello ? Tentent-ils d’entrer encore en dialogue avec leur deus ex machina, par exemple pour lui suggérer une fusion totale (« Madame Bovary, L’assassin de Roger Ackroyd, c’est toi et c’est moi ») ? Continuer la lecture

Gribouille en Morticolie ?

Littérature et Médecine. Deux arts du regard. Autour de Jean-Christophe Rufin, Jean-Baptiste Baronian, Georges Casimir, Bernard Dan, François Emmanuel, Philippe Lekeuche, Pierre Mertens, Yves Namur et Raymond Reding, ARLLF, 2023, 130 p., 15 €, ISBN : 9782803200696

litterature et medecine deux arts du regardLittérature et Médecine… L’ordre des mots adopté dès le titre se soumet-il simplement à celui de l’alphabet, ou bien est-ce que, fussent-elles toutes deux affublées d’une majuscule et érigées en « arts du regard » la seconde reste un corollaire de la première ? Il fallait trancher, bien sûr, et ce livre parle davantage en termes de « roman », « fiction », « auteurs », que de « pathologie », « traitement » ou « praticien ».

Il n’empêche : l’historiographie littéraire (francophone mais pour tout dire, mondiale) a beau regorger de figures d’« écrivains-médecins », il serait peut-être plus juste de les qualifier de « médecins-écrivains », puisque l’exercice de l’art d’Esculape précéda parfois de loin la fréquentation des Muses… Prenons le cas le plus célèbre en littérature française du XXe siècle, Louis-Ferdinand Céline. Il découvre sa vocation au Cameroun, en 1916, en soignant vaille que vaille les populations indigènes. Sa thèse de médecine, consacrée à un chirurgien hongrois du siècle précédent, est considérée, à raison, comme son premier texte littéraire… mais il faudra attendre les années 1926-1927 pour qu’il se mette à la rédaction de ce qui allait devenir Voyage au bout de la nuit. Combien sont-ils, parmi ses détracteurs, à regretter que le Docteur Destouches ait lâché son carnet d’ordonnances pour devenir le paradigme de l’écrivain collabo et antisémite ? Continuer la lecture

« Voir l’insecte au visage »

Maurice MAETERLINCK, La vie des fourmis / La vie des termites, Postface de Mathilde Régent, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2023, 390 p., 9 €, ISBN : 978-2-87568-566-7

maeterlinck la vie des termites la vie des fourmisDans la vaste production de Maurice Maeterlinck, les essais consacrés aux insectes sociaux occupent une place à part. Cette trilogie se trouve distendue, par sa chronologie d’abord, mais aussi par sa tonalité. Elle s’ouvre en 1901 avec La vie des abeilles, qui jouira d’un immense succès. Paul Gorceix jugeait que cet ouvrage pose « le problème de la Weltanschauung de Maeterlinck et, au-delà, celui de sa personnalité ». Que révèle en effet cette attention particulière à des collectivités invisibles, vivant en système clos dans le complexe réseau alvéolaire ou souterrain qu’elles ont dessiné, se reproduisant et s’organisant selon des modèles immuables depuis des millénaires sans doute, mais qui échappent encore partiellement à notre compréhension ? Cet intérêt croissant pour les ruches, les termitières et les fourmilières serait-il l’indice d’une fascination malsaine envers les régimes autoritaires ? Car si l’on transpose leur fonctionnement aux collectivités humaines, le pire régime des castes apparaît d’une bienveillance extrême… Continuer la lecture

Quelque chose d’heureux

Luc DELLISSE, Mers intérieures, Carnet d’exil 2021, Le Cormier, 2022, 74 p., 15 €, ISBN : 978-2-87598-032-8

dellisse mers interieuresLes poètes sont pris dans cette tourmente de vivre chaque jour comme le premier. Pour eux, il n’y a pas d’acquis. Tout s’efface, tout est à reprendre sans fin. Luc Dellisse est poète, passionnément. À chaque mot, il s’investit. À chaque ligne, il tend cette corde raide du funambule qui pèse ses pas. À chaque phrase, il rompt, mais pour mieux partager.

Dans ses Mers intérieures, on ne plonge pas. C’est un journal imaginaire, rétrospectif : celui de l’année 2021, « une année comme les autres, excepté que j’ai jeté l’ancre dans le temps ». Une fois cette balise larguée, à même les flots de la mémoire, on peut quitter le temps comptable et l’aventure commence. Ce ne sont plus douze mois qui sont traversés ici, mais « Quatre saisons. Un seul regard ». Pour voir quoi ? Un défilé d’images et d’impressions qui ne nous appartiendront jamais entièrement, puisque ce sont d’abord les siennes ; une suite de vérités aussitôt retournées, de leçons de ténèbres qu’un brusque lever de rideau balaie sans état d’âme. Continuer la lecture

Passage en revue de Pierre Nothomb

Pierre nothomb

Pierre Nothomb – ©Fondation Pierre Nothomb

La Fondation Pierre Nothomb lance la revue L’égrégore, consacrée à l’écrivain et homme politique Pierre Nothomb.

Peu nombreux sont les auteurs et autrices belges qui peuvent se targuer d’avoir une revue à leur nom. Simenon est de ceux-là, comme François Jacqmin ou Maurice Carême (le Bulletin Maurice Carême a cessé de paraitre en 2016). La (brève) liste s’est enrichie d’une nouvelle ligne, puisque Pierre Nothomb (Tournai 1887 – Habay-la-Neuve 1966) a désormais lui aussi une revue dédiée, éditée par la Fondation qui porte son nom. Continuer la lecture

Love will tear us apart again

Un coup de cœur du Carnet

Christophe LEVAUX, Baisse ton sourire, Do, 2023, 142 p., 17 €, ISBN : 9791095434436

levaux baisse ton sourireEst-il un sujet plus sensible à aborder en littérature que la violence dans le couple ? Pour preuve, le peu de romans (en exceptant les récits de vie et témoignages personnels parfois de très haute qualité littéraire) qui osent dépeindre l’engrenage à la mécanique perverse allant du flirt à la relation passionnelle pour rapidement se dégrader en pugilat. Bien sûr, il y eut en 1942 un titre aussi méconnu que le nom de son auteur, Les coups de Jean Meckert – alias Jean Amila pour les amateurs de polars très sombres. Le tour de force était là de décortiquer le processus descensionnel, régressif, du protagoniste masculin, un simple manœuvre qui éprouve des difficultés à s’intégrer au milieu petit-bourgeois dont affecte de provenir sa compagne, et qui ne se gêne pas pour remettre ce petit monde à sa place – notamment sa belle-mère abhorrée. Puis la jalousie s’en mêle, et quand le langage ne suffit plus pour se faire entendre, les gestes prennent le relais… Continuer la lecture

Maurice Carême, le maître inquiéteur

Maurice CARÊME, Médua suivi de Nausica, Piranha, 2022, 156 p., 14,50 €, ISBN : 9782371190689

careme medua suivi de nausicaÀ quand une monographie complète consacrée à Maurice Carême (1899-1978), qui le dégagerait de cette image de simple poète (ou de poète simple) qu’auront psalmodiée, par cœur quand ce n’est à contrecœur, des générations d’écoliers ? Cet auteur que son rayonnement a contribué à opacifier fut, à l’avers, un poète doux au risque de la mièvrerie, unanimement reconnu ; au revers, un romancier rare et d’autant plus « dur ». Ainsi dans Le martyre d’un supporter (1928), il annonçait l’art d’un Simenon quand il cernait le drame de « l’homme nu » au travers d’un individu falot, que l’obsession du football dévore et déclasse. Continuer la lecture

Casterman en héritage

Florian MOINE, Casterman, de Tintin à Tardi. 1919-1999, Préface de Pascal Ory, Impressions nouvelles, 2022, 420 p., 29, 50 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 9782874499913

moine casterman de tintin a tardiSe trouve-t-il un.e Belge francophone né.e durant les Trente Glorieuses que n’aient pas profondément marqué.e les publications Casterman ? Pour ma part, venu au monde in extremis l’année du premier choc pétrolier et de la guerre du Kippour, je ne manque jamais de frissonner en feuilletant les quatre albums mythiques de la série « La bonne nouvelle » signés Pilamm, qui furent offerts à ma mère à l’occasion de sa grande communion (en 1960). Hantées de pharisiens aux chairs bouffies et de comploteurs olivâtres, de mercantis à l’œil torve et de lépreux émaciés, ces brochures avaient pour vocation de délivrer par l’image le message des Évangiles aux enfants de la société déchristianisée. J’ignore si, dès le plus jeune âge, cette lecture m’a édifié ou au contraire m’a rodé au morbide (la tête du Baptiste dans le plateau d’argent, un must en la matière) ; elle a fait de moi un membre à part entière de la génération Casterman. Continuer la lecture

L’évidence des dieux

Un coup de cœur du Carnet

Luc DELLISSE, Parler avec les dieux, Éléments de langage, 2022, 70 p., 14 €, ISBN : 978-2-930710-22-8

dellisse parler avec les dieuxIl est des mots que le pluriel trivialise. La multiplication ne leur sied pas, ils y perdent leur jalouse exclusivité, leur pouvoir absolu. Mais s’appliquant à « Dieu », le pluriel permet de renouer avec une dimension singulière de la divinité : « C’est un sentiment diffus, un rêve, le souvenir d’un rêve ».

Les lecteurs de la poésie et des nouvelles de Luc Dellisse savent le rapport privilégié, amoureux même, qu’il entretient avec l’idée de risque. Ils en feront à nouveau l’expérience, avec un cran d’audace supplémentaire, en suivant le dialogue qu’il ose entamer avec « les dieux ». En païen ? L’étiquette a connu trop de démêlés avec le monothéisme pour être clairement définie, trop de déviances avec un ésotérisme tantôt folklorique, tantôt inquiétant, pour ne pas être disqualifiante. En artiste, alors ? Les artistes ont parfois de grandes difficultés à se quitter des yeux et redoutent que même l’invisible les éclipse. Les dieux sont rarement leur affaire. Continuer la lecture

Tandis qu’on agonise

Un coup de cœur du Carnet

Bruno WAJSKOP, Œil de linge, La muette, 2022, 110 p., 12 €, ISBN : 978-2-35687-881-6

wajskop oeil de lingeMourir. Rien de plus anodin. La preuve : cela arrive à tout le monde, une seule et bonne fois. À moins que… À moins que la caméra d’un système de vidéo-surveillance privé capte vos derniers instants, vos ultimes soubresauts, votre suprême hoquet. Et que vos proches puissent se repasser en boucle cette cabriole majeure, pour vous tragique sans doute, et pas vraiment facile à chiquer sur le moment ; pour eux, face à l’incompréhensible fatalité qui se répète sous leurs yeux, un moment dont l’itération ne fait qu’approfondir l’opacité, éloigne toute réponse, finirait même par émousser la portée cruciale. Car, au fond, « le dernier instant ne diffère pas de celui qui le précède »… Continuer la lecture

Huxley, homme précaire et extra-lucide

Un coup de cœur du Carnet

Pascal CHABOT, Six jours dans la vie d’Aldous Huxley, PUF, 2022, 56 p., 7,5 € / ePub : 4,99 €, ISBN : 978-2-13-083344-4

chabot six jours dans la vie d'aldous huxleyQue sont six jours dans la vie d’un individu ? Bien peu de choses. Mais six journées constituent par contre autant de bifurcations, de portes qui donnent accès à de nouvelles perceptions sur une destinée. Le philosophe Pascal Chabot a sondé celle de l’écrivain britannique Aldous Huxley (1894-1963) en en carottant six moments-clés. Le petit livre qui en ressort pourrait apparaître comme le titre initial d’une nouvelle collection, dont l’idée serait des plus originales : s’arrêter sur six instantanés d’une vie, passés au révélateur de l’écriture. Mais ces pages sont uniques, et leur densité tient à ce qu’elles ont d’abord été écrites dans un souci de partage direct. Leur destination première était la performance orale en public, au Festival Les Inattendues de Tournai… D’où le courant qui passe du texte au lecteur, devant qui un portrait se dessine à coup de flashes jamais figés. Continuer la lecture

« Ce Milou… Quel type ! »

Un coup de cœur du Carnet

Renaud NATTIEZ, Milou. Humain, trop humain, Impressions nouvelles, coll. « La fabrique des héros », 2022, 139 p., 13 € / ePub : 7,99 €, ISBN : 978-2-87449-940-1

nattiez milou humain trop humainEn tintinophile patenté, Renaud Nattiez poursuit ses coups de sonde dans l’univers hergéen. Après avoir opéré un astucieux rapprochement entre le bédéaste bruxellois et le chansonnier libertaire Brassens, voici qu’il consacre un essai au poil à un véritable monstre sacré de la « Comédie humaine » sortie du cerveau de Georges Remi : Milou.

Présenté comme un « sympathique cabot », son nom apparaît en janvier 1929 dans l’incipit de Tintin au Pays des Soviets et sa silhouette, dès la deuxième case. En quatrième case, l’air dépité, il prononce sa première phrase : « J’ai entendu dire qu’il y avait des puces là-bas ». Un on-dit dénotant d’emblée la tonalité qui va s’imposer au fil des albums – du moins jusque dans les années de guerre, période où Milou perd de son importance narrative et passe au second plan, relayé par le tonitruant Haddock. Continuer la lecture

François Emmanuel, à tu et à nous…

Un coup de cœur du Carnet

Christophe MEURÉE (dir.), Le monde de François Emmanuel, A.M.L., coll. « Archives du futur », 2022, 492 p., 28 €, ISBN : 978-2-87168-089-5

meuree le monde de francois emmanuelSi on ne présente plus François Emmanuel, on peut sans fin le redécouvrir, à l’exemple de Jean-Luc Outers qui confie s’emparer régulièrement, au hasard, de l’un de ses romans – et l’étagère qu’ils peuvent occuper dans une bibliothèque est longue – pour y picorer une page, un bref extrait, une ligne. Le volume Le monde de François Emmanuel permettra, à celles et ceux qui ont trop longtemps ajourné le bonheur de faire sa rencontre, de l’approcher cette fois en exhaustivité comme en intimité. Continuer la lecture

Res et Verba

Pascal DURAND, La leçon des choses. Techniques imaginaires de Daniel Defoe à Georges Simenon, Lettre volée, coll. « Essais », 2021, 210 p., 23 , ISBN : 9782873175795

durand la lecon des chosesL’expression « leçon de chose » apparaît dans le vocabulaire pédagogique des dernières décennies du 19e siècle. Basée sur l’intuition, cette méthode met l’élève en contact avec un objet concret afin de mobiliser autant son intellect que ses sens ; elle met en connexion étroite les facultés de penser et de classer qu’étudiera plus tard Foucault… Elle fera florès auprès des instituteurs de la République, toujours friands d’innovations pour parfaire l’art de transmettre. Continuer la lecture