Archives par étiquette : Récit

La nouvelle Odyssée

David JAUZION-GRAVEROLLES, Bien accueillir son prisonnier, M.E.O., 2023, 374 p., 25 € / ePub : 15,99 €, ISBN : 9782807003743

jauzion graverolles bien accuellir son prisonnierÀ la demande d’un membre de sa famille, le narrateur du récit décide de rédiger la biographie de la sœur aînée de sa grand-mère, Marie Montin, une nonagénaire analphabète, afin de donner forme aux histoires qu’elle raconte. Il passe alors de nombreuses heures à écouter son témoignage, d’autant plus important que son mari Jean, un ancien soldat prisonnier pendant la Deuxième guerre, est décédé 20 ans plus tôt.

Habitué à la recherche pointilleuse d’informations grâce à sa thèse de doctorat, l’apprenti biographe nous donne à lire un carnet de bord où l’on retrouve les extraits du soliloque de Marie et de sa biographie, mais aussi ses réflexions sur les difficultés qu’il traverse dans ce travail de reconstitution. Nous apprenons ainsi que la guerre a éclaté quelque peu après le mariage de Marie et Jean et nous découvrons leur quotidien parallèle, l’une dans l’attente des nouvelles et du retour de son époux, l’autre dans la vie de soldat et de captif avec la faim et la lassitude qui l’accompagnent notamment. Continuer la lecture

Ne plus amasser de mousse

Clément MAGOS et Damien RUELENS, En roulotte à travers l’Europe centrale. Une errance hippotractée, Partis pour, 2022, 196 p., 13,50 €, ISBN : 978-2-931209-01-1

magos en roulotte a travers l europe centraleEn roulotte à travers l’Europe centrale. Une errance hippotractée se range dans la collection « Errances » des éditions Partis pour, collection qui augmente fréquemment le texte. Frotter son index sur la trajectoire annotée de la septième page ouvre l’appétit. Plus que de situer spatiotemporellement le voyage annoncé, cette carte stimule nos attentes : dessinée, la trajectoire en roulotte a eu lieu (de la Croatie à la Pologne, en passant par la Hongrie et la Slovaquie) mais ne dévoile rien de plus.

Une sélection d’œuvres, placée après les remerciements finaux, définit rétroactivement le carcan de l’errance : la lignée de conquérants ou d’aventurier.e.s mobilisée, et commentée parfois ironiquement, offre un appui inspirant. Pour Clément Magos et Damien Ruelens, le voyage a débuté dans ces récits, sortes de cailloux-balises à polir. Au gré de la pratique, les apprentissages hippiques s’affineront : le savoir transmis, questionnable et contradictoire, illustre d’ailleurs à merveille l’adage d’une de leurs rencontres croates, selon lequel on est toujours l’incapable de quelqu’un. À leur tour, les deux acolytes laissent une trace de leurs foulées, par le tournage de reportages in situ qui ajoutent une couche réflexive à leur démarche et l’embellissent, et par l’écriture de cet ouvrage. Glissable dans une poche, il appelle au mouvement. Continuer la lecture

IVG, il était des voix…

Dominique COSTERMANS, L’impensé de l’IVG, Courteslignes, coll. « Narrations », 2022, 18 € / ePub : 12 €, ISBN : 9782960309706

costermans l'impensé de l'ivgUne situation d’appel, une secousse, des pourcentages mais « [d]errière ces chiffres cependant, pas de chair, pas de vécu, pas d’histoire, guère de contexte ». Une question de départ donne alors corps à cet Impensé de l’IVG : « Qui sont ces femmes qui avortent ? » ou, à plus forte mesure, « que disent les femmes quand elles peuvent parler de leur IVG ? »

L’on assiste alors à l’éclosion de la parole de Garance, Marguerite, Églantine, Lilas, Flora, Capucine, Iris, Rose, Daphné, Violette, Anémone et Jasmine. Douze récits d’expérience d’interruption volontaire de grossesse, d’histoires vécues glanées et cueillies, sans effluve débordant, par Dominique Costermans. Continuer la lecture

Que serais-je sans toit ?

Un coup de cœur du Carnet

Christine VAN ACKER, Le peuple d’ici-bas. Christine Brisset, une femme ordinaire, Esperluète, 2022, 208 p., 22 €, ISBN : 9782359841602

van acker le peuple d'ici basSi l’on vous demande de citer le nom d’une personne qui s’est illustrée dans la lutte contre la misère et pour l’accès au logement dans l’immédiat après-guerre, il est fort probable que le nom de l’Abbé Pierre vous viendra en premier à l’esprit, du moins s’il vous en vous vient un. Certainement pas celui de Christine Brisset. Sans doute de quoi illustrer l’adage qui veut qu’une femme se cache souvent derrière l’homme célèbre… Et pourtant, pendant plus de quarante ans, cette pionnière de l’action sociale a multiplié les initiatives novatrices dont celle du squat et de la construction collective de logements. Établie à Angers, mariée à un riche industriel, elle n’a eu de cesse de rompre avec les codes sociaux liés à son rang et de se poser en première ligne des combats pour le logement alors que la France, au sortir de la guerre, se démenait pour la reprise économique. Continuer la lecture

Une voix surgie des cendres de la Shoah

Samuel HERZFELD, Jürgen Löwenstein. Destin d’un enfant juif de Berlin, Préface de Marianne Sluszny, Jourdan, 2022, 140 p., 14,90 €, ISBN : 9782874667152

herzfeld jurgen lowensteinÀ l’heure où les derniers témoins directs de la Shoah disparaissent, l’essai de Samuel Herzfeld délivre une voix qui s’est longtemps tue, celle de Jürgen Löwenstein né en 1925 à Berlin, qui revint des camps de la mort, qui réchappa de lieux d’où nul n’était censé revenir et s’installa en Israël. Il ne s’agit jamais d’un témoignage « de plus » d’un survivant d’Auschwitz mais toujours d’un ultime geste de transmission d’une entreprise de mort planifiée par un régime. Remarquablement préfacé par Marianne Sluszny, Jürgen Löwenstein. Destin d’un enfant juif de Berlin est l’histoire d’une rencontre intergénérationnelle entre Samuel Herzfeld et un homme âgé, « un mémorial vivant », rencontré à Tel-Aviv. C’est au silence autour de la Shoah qui marque son histoire familiale que l’auteur s’affronte, c’est ce mutisme qu’il lève en recueillant les propos d’un survivant qui a connu la fin de la République de Weimar, la montée du nazisme, la passivité complice des nations qui ont laissé faire les planificateurs de l’extermination. A l’instar des Stolpersteine, des pavés de la mémoire, toute voix de rescapé qui s’élève rappelle inlassablement au monde les millions de victimes juives, tsiganes… Pour ceux et celles qui se sont tues à jamais, pour les générations présentes et futures, Jürgen Löwenstein parle, au nom des disparus, pour secouer les consciences, l’oubli, les cendres, pour rappeler que l’Homme, et non une idée de l’Homme, est mort à Auschwitz. Continuer la lecture

L’esquive

Jean-Louis SBILLE (auteur) et Kikie CRÊVECŒUR (illustratrice), Pains perdus, Pierre d’alun, coll. « La petite pierre », 2022, 64 p., 15 €, ISBN : 9782874291210

sbille crevecoeur pains perdusPains perdus De prime abord, le titre choisi pour le trente-sixième carnet de la collection « La Petite Pierre » chatouille les souvenirs. Quelques tranches (rassises ou briochées, selon), des œufs, du lait, du beurre, du sucre ; la promesse d’un mets saupoudré de doux réconfort. Cependant, l’élan régressif est vite renvoyé dans les cordes : sur la couverture couleur sang, en impression argentée, se détache l’image d’un gant et d’un sac de boxe. Les pains se font alors gnons, le beurre colore les yeux de noir. Et c’est bien du sport de combat dont il s’agira car, dès la première page tournée, Kikie Crêvecœur plante le décor (un ring) et la chromatique (noir, blanc, rouge). Continuer la lecture

Safety fuckin’ first !

Patrick DECLERCK, Sniper en Arizona, Buchet-Chastel, 2022, 375 p., 19 € / ePub : 15,99 €, ISBN : 978-2-283-03619-8

declerck sniper en arizonaÀ l’approche d’un cap important, l’être humain peut faire preuve de réactions et d’envies imprévisibles et parfois étonnantes. Et, à fortiori, quand la vie même est menacée, quand le risque d’un bouleversement irréversible se fait sentir, l’importance de cette réaction est décuplée.

Certains feront un baptême de l’air, d’autres iront écouter le chant des baleines.

Patrick Declerck, chez qui une intervention délicate au cerveau est programmée, a lui choisi de suivre plusieurs formations de sniper en plein cœur du désert de l’Arizona. Continuer la lecture

À la recherche du temps perdu

Nathalie GONDRY, Matthieu, Luc Pire, 2022, 186 p., 18 €, ISBN : 9782875422644

gondry matthieuUn cri déchirant brise le silence de la nuit. Une mère a perdu son fils de 19 ans, Matthieu, dans un accident de voiture. Le chauffeur était ivre. Une seule réponse s’impose face à ce drame : le silence.

Juste après l’accident, Nathalie Gondry, qui n’est pas autrice au départ, écrit pour se libérer. Elle plonge dans les souvenirs, de la naissance de son fils aux derniers moments avec lui, en passant par des anecdotes de la vie quotidienne. Continuer la lecture

Cœur et corps à l’ouvrage

Un coup de cœur du Carnet

Isabelle WÉRY, Selfie de Chine, Midis de la poésie, 86 p., 12 €, ISBN : 978-2-931054-07-9

wery selfie de chineDe son propre aveu, l’une des fonctions du “taff d’écrivaine” d’Isabelle Wéry est de “sculpter des images pour autrui”. Sculpter, on le fait avec les mains, mais aussi avec la langue : sculpter des mots implique la collaboration active du corps et du cœur, qui parvient à donner vie à cette Chine presqu’irréelle, tant elle est éloignée des quotidiens occidentaux. Et pourtant, le petit livre d’Isabelle Wéry est aux antipodes d’un Orient fantasmé : c’est dans la Chine bien réelle et son désordre organisé que plonge ce sino-selfie, dans un tourbillon ardent que répercutent les thèmes, les registres, les formes de discours qui s’y trouvent brassés. Prose poétique, cadavre exquis et tentatives mandarines, franglais, onomatopées et borborygmes mêlés de voyelles décuplées et d’une ponctuation erratique se passent le relais pour un résultat chaotiquo-extatique. Continuer la lecture

Prétextes à la fugue

Philippe HERBET, Fils de prolétaire, Arléa, 2022, 120 p., 15 €, ISBN : 9782363083043

herbet fils de proletaireSi la photographie a le don de reproduire à l’infini ce qui n’a lieu qu’une fois (Barthes), l’écriture a celui, tout aussi bouleversant, de mettre en mouvement des instantanés. C’est ce que le récit autobiographique de Philippe Herbet, photographe mais aussi – s’il était encore besoin de s’en assurer[1] – écrivain, expose avec clarté. Publié aux éditions Arléa dans la collection « La rencontre », Fils de prolétaire travaille le passage du temps en parcourant de petits tableaux d’un quotidien passé, délicats morceaux de souvenirs effrités dans la soupe du temps, toujours racontés au présent – pour pallier, peut-être, cette sentence lapidaire et presque désintéressée : “Je n’ai pas de photos d’enfance.” Continuer la lecture

Dire le désastre

Un coup de cœur du Carnet

Luc BABA, Vesdre, Arbre à paroles, 2022, 123 p., 14 €, ISBN : 978-2-87406-725-9

baba vesdreDix mois à peine après les terribles inondations de juillet dernier, voici que nous parvient un texte nourri de ces jours où les rivières et les fleuves ont tué des hommes et détruit des maisons. Luc Baba, qui vit au bord de la Vesdre, a été témoin direct du désastre qu’il nous rend en séquences brèves, tout en finesse. Car le propos d’un écrivain n’est pas de recenser, de documenter un dossier mais de mettre des mots qui suivent au plus près les femmes et les hommes cernés par les flots.

D’abord pour rappeler le plaisir des personnes qui vivent en compagnie de l’eau, qui s’endorment et se réveillent avec son murmure à l’oreille, qui en connaissent la faune et la flore, la lumière et les odeurs. Et qui savent que quelquefois, elle grogne, monte jusqu’à un point donné, puis se retire. Mais cette fois, c’est différent, elle ne s’arrête pas, tous les points de repère sont effacés, il n’y a plus d’électricité, les téléphones sont déchargés, chacun est seul chez soi, sans plus aucun contact direct autre que des visages aux fenêtres. Dans les flots passent des voitures, des objets, des animaux, des arbres. Dans l’esprit de ceux et celles qui attendent, des images défilent, les visages des parents et amis, la crainte du pire, des lambeaux de prières, des souvenirs qui se bousculent. On est sous le toit et on sait que ce qui est en-dessous est déjà perdu, le puzzle qu’on a commencé, la photo encadrée, les livres et les choses que l’on aime. Et on pense à l’après. Continuer la lecture

Les mots, la guerre, l’amour

Jean-Luc OUTERS, Hôtel de guerre, Gallimard, coll. « L’infini », 2022, 192 p., 18 € / ePub : 12,99 €, ISBN : 9782072944239

outers hotel de guerreAu fil d’une saisissante fiction, Jean-Luc Outers nous embarque dans une remontée dans le temps, un vertige mémoriel, direction Sarajevo assiégée, au cœur des combats dans l’ex-Yougoslavie. Invité par Reporters sans frontières à se rendre à Sarajevo en qualité d’écrivain, l’auteur séjourne en 1994 durant une semaine à l’Holiday Inn où sont regroupés les journalistes internationaux. Vingt-cinq ans plus tard, une force irrépressible le pousse à remettre ses pas dans l’année 1994, à se donner rendez-vous avec un pan de passé collectif marqué par la douleur, avec un fragment de passé intime condensé dans le nom d’Anna, une anesthésiste italienne rencontrée dans un hôpital. Continuer la lecture

Jean Marc Turine : écrire enfin l’indicible

Jean Marc TURINE, Révérends pères, Esperluète, 2022, 122 p., 16 €, ISBN : 978-2-35984-150-3

turine reverends peresDans ses œuvres radiophoniques, dans ses livres qui souvent leur répondent, Jean Marc Turine s’est attaché à donner voix à ceux et celles que l’on n’écoute pas : Liên, la jeune Vietnamienne au corps détruit par l’agent orange dans Liên de Mê Linh, ou le peuple rom dans La Théo des fleuves – un roman qui a valu à son auteur le prix des Cinq continents de la Francophonie. Avec Révérends pères, c’est un silence d’une autre nature que l’écrivain brise : il met en mots les agressions sexuelles que lui ont infligées à l’adolescence plusieurs jésuites, professeurs du Collège Saint-Michel où il était scolarisé, et désignés par une initiale dans le livre. Continuer la lecture

Devenir-Un-Indien

Sandra DE VIVIES, Vivaces, La place, 2021, 96 p., 15 €, ISBN : 978-2-9602918-0-3

de vivies vivacesEn novembre 2021, Sandra de Vivies publiait son premier livre : une collecte de récits dits photosensibles réunis sous le titre de Vivaces. L’ouvrage est paru aux éditions La place, une jeune maison d’édition bruxelloise puisqu’elle présente deux titres à son catalogue : Vivaces, bien entendu, et Où est ma maison de Haleh Chinikar. Les éditions La place annoncent qu’elles « accompagnent l’exploration, le doute, les textes qui en portent les traces de même que les formes frontalières ou hybrides : récit texte-image, prose poétique, français mâtiné d’une autre langue, etc. » Continuer la lecture

La composition du silence

Un coup de cœur du Carnet

Veronika MABARDI, Sauvage est celui qui se sauve, Esperluète, 2022, 208 p., 18 €, ISBN : 9782359841497

J’écris : voici mon frère, il n’a fait que passer, mais la phrase ment. Alors je cherche les traces qu’il a laissées dans le regard des autres. Il me relie à eux. Qu’est-ce qui s’est inscrit en eux de son passage ?

Suivre le fil : plonger sous la matière, là où s’emmêlent et se confondent les fibres, rejoindre la surface, reprendre. Les mots de Veronika Mabardi circonscrivent en pointillé les contours de la perte et tracent, d’un même mouvement, l’empreinte d’un corps qui jamais n’a pu se résoudre à respecter les limites. Ce corps est celui de son frère, Shin Do Mabardi, arrivé à l’âge de cinq ans dans cette famille d’intellectuels de gauche, douce et généreuse, depuis la Corée du Sud. En dépit de l’amour qui l’attend de pied ferme et amortit la brutalité du déracinement, l’expérience est avant tout celle d’un arrachement. Dans la terre coréenne, Shin Do laisse des radicelles tranchées vives. Un morceau de son identité se développe sans lui à l’autre bout du monde, plaçant son existence sous le signe de la fragmentation. Continuer la lecture

À grandir sans amour

Marianne BASTOGNE, Du gouffre et des étoiles, Âme de la colline, 2021, 172 p., 15 €, ISBN : 9782960202533

bastogne du gouffre et des etoilesAu bord de la Lesse, une petite fille creuse des trous dans son ventre pour y enfouir la honte d’exister dans un monde qui ne veut pas d’elle. “Élargir le gouffre, déplacer la montagne, voilà le labeur qui occupe la grande part de ses jours et de ses nuits”. À grandir sans amour, “de manière tordue, comme un chêne solitaire et déjà vieux” à la sève trempée du poison de l’inceste, Jeanne semble ne pouvoir accéder qu’à une jeunesse charpentée par les drogues et les relations abusives. Si la résilience avait un nom, elle porterait celui de ce personnage cumulant tous les maux, millénaires, qui s’abattent sur les corps et les esprits des femmes. Continuer la lecture