Archives par étiquette : Véronique Bergen (autrice de la recension)

Une pluie d’alexandrins dans les poches

William CLIFF, Des destins, Table ronde, 2023, 352 p., 22 €, ISBN : 9791037112019

cliff des destinsDans les recueils de William Cliff, les vers font naître des étincelles à l’instar de deux corps qui s’étreignent. Des étincelles de vie, de beauté arrachée à la gueule du néant. D’une composition circadienne rythmée par vingt-parties qui sont autant de livres d’heures, Des destins dessine une géographie de l’aventure organique des éléments et des êtres (portraits des proches, des amants, des garçons aimés, rencontres, instantanés de vie, cigarettes, lunettes, forêt, évocations de Joseph Orban, de Paul Claudel, du printemps…).

Taillés dans la forme du sonnet, élisant l’alexandrin, les poèmes  accomplissent un mouvement rétrospectif, font de la réminiscence, du retour vers le passé l’énergie catalysant l’écriture. Ils interrogent moins l’implacable joug du temps qui passe qu’ils ne tentent d’en arracher des fragments d’éternité. Avec Charles Baudelaire, un frère en élection, William Cliff partage l’expérience d’une oscillation douloureuse entre le spleen et l’hymne à la beauté, à l’idéal. C’est sous l’horizon du « souviens-toi que le Temps est un joueur avide / Qui gagne, sans tricher, à tout coup ! C’est la loi » (Baudelaire, « L’horloge ») que se tiennent ces poèmes qui, souvent, s’adressent à des êtres qui ne sont plus, qui se tournent comme des tournesols noirs vers la ville de Gembloux, les émois de l’adolescence, les odeurs des corps, du sperme, du tabac de bonne-Maman, usant du vers comme d’un regard cristallisé qui sauve de l’oubli des transports désirants, des regrets, des fragments du jadis. Continuer la lecture

Les enjeux vitaux de la biodiversité

Un coup de cœur du Carnet

Marc SCHMITZ (coordination), Le souffleur de feuilles. La biodiversité n’est pas un luxe, elle est vitale, Préface de Vinciane Despret, Couleur livres, 2022, 128 p., 12 €, ISBN : 9782870039342

collectif le souffleur de feuillesC’est à partir d’un lieu bien précis, de la réserve naturelle du Kinsendael située dans le sud de Bruxelles que l’ouvrage collectif Le souffleur de feuilles. La biodiversité n’est pas un luxe, elle est vitale interroge les ressources conceptuelles et les scénarios à mettre en œuvre sur le terrain afin de fabriquer « des mondes encore habitables » (Vinciane Despret) où se nouent des liens harmonieux entre humains et non-humains. Composé d’acteurs issus de diverses disciplines, un collectif de contributeurs (Isabelle Stengers, Serge Gutwirth, Vinciane Despret qui signe la préface, Marc Schmitz qui coordonne l’ouvrage, Martine De Becker, Thérèse Verteneuil, Benoît Dumont, Olivier De Schutter, Jean-Claude Grégoire, Paul De Gobert, Amaury Vanlaer) s’empare des questions des territoires de vie où se déploient des mondes sauvages, semi-sauvages, de l’érosion catastrophique de la biodiversité, de la fragmentation de l’habitat, de la spatiophagie, de l’urbanisation galopante qui menacent la survie d’innombrables espèces animales et végétales pour penser un changement de paradigme qui en passe par le local. Continuer la lecture

Tableaux-sonnets

Denis DE RUDDER, Brève histoire de l’art en sonnets, Lettre volée, 2022, 192 p., 20 €, ISBN : 9782873176068

de rudder breve histoire de l'art en sonnetsArtiste peintre, Denis De Rudder délivre dans sa première publication des tableaux textuels qui, empruntant la forme du sonnet, retracent les jalons de l’histoire de l’art occidental de la Grèce antique à nos jours. Ponctué de reproductions d’œuvres, le voyage se tient à la croisée de diverses matières abordées sous un faisceau de manières. Déroulant un fil chronologique qui produit un effet de diapositives, Brève histoire de l’art en sonnets choisit de convoquer des noms d’artistes davantage que des courants, des mouvements, des tendances. S’ouvrant sur le fameux duel entre les peintres grecs Zeuxis et Parrhasios, le recueil aborde les mutations du regard, la question de l’imitation du réel, de la mimèsis, les bougés dans l’expérience perceptive, les contextes socio-historiques, économiques, géographiques de la production d’images. Sous-tendu par l’érudition, porté par un parti-pris résolument subjectif, l’ouvrage dresse en creux les moments, les tournants, les aventures, les motifs, la grammaire des formes qui scandent l’histoire des arts plastiques. Continuer la lecture

Dans les pas de Van Gogh

Un coup de cœur du Carnet

Stéphane LAMBERT, Van Gogh. L’éternel sous l’éphémère, Arléa, coll. « La rencontre », 2023, 120 p., 17 €, ISBN : 9782363083241

lambert van gogh l eternel sous l ephemereAprès L’apocalypse heureuse, une fiction couronnée par le Prix Rossel 2022, après ses derniers essais Paul Klee jusqu’au fond de l’avenir et Être moi, toujours plus fort. Les paysages intérieurs de Léon Spilliaert, Stéphane Lambert nous offre un éblouissant pèlerinage, aussi intime qu’inspiré, dans l’œuvre de Vincent Van Gogh. Rares sont les livres qui sont touchés par la grâce. Grâce d’une rencontre, d’une plongée sensorielle dans une vie picturale dont l’auteur retrace la genèse du dedans, avec une vue qui s’apparente à celle d’un plasticien. Au plus près de la matière Van Gogh, au fil d’un texte vagabond, habité et érudit qui peut se lire comme une longue lettre adressée au créateur des Mangeurs de pommes de terre, des Tournesols, Van Gogh. L’éternel sous l’éphémère retrace le chemin de croix, l’itinérance d’un homme pérégrinant d’Amsterdam à Paris, d’Arles à Saint-Rémy et à Auvers-sur-Oise. Continuer la lecture

Isabelle Stengers. Activer les possibles

Un coup de cœur du Carnet

Isabelle STENGERS, Cosmopolitiques, La découverte/ Les empêcheurs de penser en rond, 2022, 628 p., 26 €, ISBN : 978-2-35925-222-4

stengers cosmopolitiquesAccompagnée d’une préface, « Vingt-cinq ans après », la nouvelle édition de Cosmopolitiques réunit en un seul volume les sept ouvrages publiés en 1997. Dans ces sept ouvrages devenus sept parties (La guerre des sciences ; L’invention de la mécanique : Pouvoir et raison ; Thermodynamique : la réalité physique en crise ; Mécanique quantique : la fin du rêve ; Au nom de la flèche du temps : le défi de Prigogine ; La vie et l’artifice : visages de l’émergence ;  Pour en finir avec la tolérance), Isabelle Stengers déplie les « chemins d’une pensée spéculative ». Questionnant la modalité « guerrière » de l’avancée des sciences modernes qui se positionnent en discréditant les discours des concurrents, en dressant la scène d’une opposition entre « ceux qui savent » et la doxa, elle propose une mise en récit de l’histoire des sciences modernes, une perspective dynamique et historique problématisant le rôle politique des savoirs, leurs conséquences pragmatiques. Continuer la lecture

Spleen et éros

Tristan SAUTIER, Vrilles, Illustrations de Liliane Gordos, Coudrier, 2022, 100 p., 18 €, ISBN : 978-2-39052-042-9

sautier vrillesDans ce recueil poétique placé sous le signe du rock et de l’ivresse, des bacchanales et de l’enfer, Tristan Sautier interroge, au plus nu, sans filet ni garde-fou, les rives du vivre et du mourir, de l’écrire et du jouir. Tom Waits et Rimbaud, les dieux tutélaires en exergue, donnent le beat d’un texte composé de divers fragments (écrits entre janvier 2013 et décembre 2021) qui, au travers d’une écriture ramassée, se tiennent au plus près de la traversée du rien, du temps des libations et des corps qui s’étreignent. Auteur d’une importante œuvre poétique et critique, aussi marginale qu’intransigeante (Le temps interdit, Le piège du sacré, Claire Venise, Lettres brûlées à l’amoureuse, En terre étrangère, Corps né sans, Embruns…), Tristan Sautier fore des textes à la verticale du vivre et de l’éprouver, voyageant dans des paysages où le réel siffle, où les sensations se resserrent sur les gouffres et sur les extases, sur le spleen et sur éros. Continuer la lecture

Alliances entre morts et vivants

Vinciane DESPRET, Les morts à l’œuvre, Empêcheurs de penser en rond, 2023, 176 p., 20,50 € / ePub : 14,99 €, ISBN : 9782359252439

despret les morts a l'oeuvreProlongeant les questionnements posés dans Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent (La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2015), Vinciane Despret consacre son nouvel essai à la mise en récit de cinq histoires qui témoignent de la manière dont les morts font agir les vivants. Le « comment raconter ? » des vies interrompues, des existences précipitées dans la mort fait partie intégrante d’un dispositif de pensée qui révolutionne et conteste les antiennes de la notion cardinale de travail de deuil dans l’Occident contemporain. La pensée thérapeutique et économique d’un deuil que l’on doit travailler, perlaborer afin de regagner le rivage de la vie, de se détacher de l’abîme laissé par l’absent fait place à une pensée des relations entre ceux qui restent et ceux qui sont encore là tout en n’étant plus à nos côtés. La singularité des réflexions provient ici du protocole d’expérimentation artistique qui relie les cinq histoires : les intervenants, les citoyens de chacun de ces cinq récits de décès ont fait appel au collectif des Nouveaux Commanditaires créé par François Hers en 1990, un collectif qui attribue la création d’une œuvre plastique, musicale, littéraire, théâtrale, architecturale… à un artiste contemporain chargé de réaliser un « monument de sensations » (Deleuze) permettant de rendre présents celles et ceux qui ont été fauchés par la Camarde. Continuer la lecture

Des lieux et des habitants

Pierre BLONDEL, Anderlecht-Molenbeek, L’un et l’autre suivi de Sur la route de Lennik, Préface de François Chaslin, Fourre-tout, coll. « Fonds de tiroirs », 2022, 150 p., 18 €, ISBN : 9782930525259

blondel anderlecht molenbeekArchitecte, ayant à son actif de nombreux logements sociaux à Bruxelles, enseignant à l’École d’Architecture de La Cambre, Pierre Blondel agence deux nouvelles qui, réunies sous le titre Anderlecht-Molenbeek, interrogent son métier, les intrications sociales qui nouent architecture, urbanisme, politique, économie, gestion de l’espace et poésie urbaine. Articulées autour de deux projets immobiliers réalisés par l’auteur et ses collaborateurs dans ces deux communes de Bruxelles (la maison communale à Molenbeek, le complexe de logements, de crèche, de restaurant social à Anderlecht), les nouvelles L’un et l’autre et Sur la route de Lennik interrogent l’imaginaire des lieux, l’évolution des paysages, des styles, des populations à travers le temps, l’arc-de-cercle qui relie l’architecture au passé, au présent et la donne visionnaire qui la projette dans l’avenir. Au travers de personnages que tout oppose — habitants des quartiers, acteurs des projets de construction, pouvoirs publics, spéculateurs immobiliers, comités de quartier…. —, Pierre Blondel retrace des trajectoires humaines et des trajectoires de pierres, des drames sociaux et les nouveaux visages que prend l’urbanisme. Des nouveaux visages architecturaux tantôt accueillis avec confiance, tantôt boudés par les habitants. Continuer la lecture

Les Labdacides et nous

Paul EMOND, Créon suivi de Loin d’Antigone, Oiseaux de nuit, 2022, 118 p., 10 €, ISBN : 978-2-931101-54-4

emond creon suivi de loin d'antigoneMatrices textuelles inépuisables, les histoires des Labdacides, des Atrides composent des mythes fondateurs que la littérature n’a cessé de réinterroger. Au travers de deux monologues théâtraux Créon et Loin d’Antigone, le dramaturge, écrivain et essayiste Paul Emond délivre une relecture à la fois contemporaine et intemporelle du cycle tragique qui emporte la dynastie des Labdacides. Puissamment inspiré, le premier texte campe le bilan rétrospectif que Créon, roi de Thèbes, porte sur son règne. Le déplacement de focale, le dépassement des clichés qui, depuis des siècles, recouvrent la division entre Créon, représentant de la raison d’État, et Antigone, symbolisant la révolte, permet au dramaturge de donner à entendre un autre Créon, tyran inflexible, orgueilleux, avide de pouvoir certes, mais aussi simple mortel terrassé par les spectres des morts qui viennent lui demander des comptes. Unité de temps, unité de lieu, unité d’action. Solitaire, dans son palais thébain, le frère de Jocaste erre dans ses pensées nocturnes, assailli par les fantômes des morts, Œdipe, Jocaste, Polynice, Étéocle, Antigone, son fils Hémon, fiancé d’Antigone, ses deux autres fils, sa femme Eurydice… Il pressent qu’il traverse sa dernière nuit avant l’arrivée de Thésée qui le tuera et mettra Thèbes à sac. Au travers d’un despote qui s’évertue à justifier les crimes qu’il a ordonnés, à se blanchir devant le tribunal des siècles, au travers de ses discours légitimant ses décisions politiques, Paul Emond évoque en filigrane un chef d’État contemporain, taillé dans l’oppression. Continuer la lecture

Le jardinier-soleil

Christine VAN ACKER, Émile Claus. Le vieux Jardinier, Invenit, coll. « Ekphrasis », 2022, 54 p., 14 €, ISBN : 9782376800927

van acker le vieux jardinierDans la très belle collection « Ekphrasis » des Éditions Invenit, basée sur le principe du dialogue entre un écrivain et une œuvre muséale, Christine Van Acker décline un texte floral-cosmique, d’une écopoésie subtile, consacré au tableau Le vieux jardinier du peintre Émile Claus. C’est à partir du rayonnement d’Hélios qu’elle approche cette œuvre exposée à La Boverie à Liège et qu’elle déroule un texte-tournesol autour d’un artiste qui fut une des figures marquantes du luminisme. La confrontation relève de multiples registres : du registre existentiel dès lors que l’éclat héliaque du Vieux jardinier « sauve des vies », sauve « quelques mois » de celle de l’autrice au creux de l’hiver du confinement, registre du récit biographique, des échos de l’enfance, registre de l’esthétique et des effets qu’il produit, registre d’une sensibilité et d’un engagement écologiques. Dans ce portrait d’un portrait, Christine Van Acker tisse des fils de soie, d’or, de mousse entre le corps-monde du personnage peint par Émile Claus et le corps-terre de son grand-père, déplie la carte du Temps et de ses ravages écologiques, remonte de la fin du 19e siècle à notre présent dévasté. Le mouvement s’enfonce dans l’esprit et la matière du tableau autant que dans les rêves qui prolongent la géographie de sa composition. Continuer la lecture

Jacques Crickillon, l’Indien fauve

Un coup de cœur du Carnet

Jacques CRICKILLON, L’Indien de la Gare du Nord, Préface de Jacques De Decker, Étude d’Éric Brogniet, Académie royale de langue et de littérature françaises, 2022, 218 p., 20 €, ISBN : 9782803200689

crickillon l'indien de la gare du nordLivre inouï, livre-chien, livre-Sioux dans le western des Lettres, L’Indien de la Gare du Nord fut salué à sa parution en 1985 par l’écrivain, dramaturge et critique visionnaire Jacques De Decker. Livre-charnière de l’œuvre incandescente de Jacques Crickillon, ce chant plonge le feu de la poésie, la tempête du lyrisme dans la prose d’une épopée qui, en phase avec Michaux, hurle un « non ». Un « non » taillé dans la révolte et dans la colère, un « non » adressé à toutes les infâmes médiocrités du monde. Au fil d’un verbe convulsif qui repère et déjoue les pièges de la domestication par la société du spectacle, Jacques Crickillon nous mène dans les cercles de l’enfer d’une métropole déshumanisée. Dans la jungle des villes (une jungle moins brechtienne que rimbaldienne et mâtinée de roman noir et de science-fiction), des parias, des laissés-pour-compte évoluent dans les marges d’un système hostile. Impressionnant sculpteur de langues, explorateur hardi de registres d’écritures et de pensées qui dynamitent le monorail d’une parole unidimensionnelle et le confort d’une littérature en boîte de conserve, Jacques Crickillon prend les armes de l’imaginaire, descend dans les pulsions sauvages qui déracinent les formatages de la bien-pensance et du verbe congelé. Continuer la lecture

Camille Pier : un corps en marche

Camille PIER, Scandale !, Préface de Vansay Khamphommala, Arbre de Diane, coll. « Les deux sœurs », 2022, 138 p., 13 €, ISBN : 9782930822242

pier scandale!Pulsé en vingt-neuf textes, le recueil Scandale ! importe dans l’espace clos du livre les rythmes de la poésie performée. Translittération de l’oralité à l’écrit, slaloms dans une langue directe qui creuse des veines où vivre, où arracher un théâtre de la vérité, un théâtre de je, alter egos ou alter sans ego fixe, le recueil de Camille Pier, ponctué de dessins, livre ode, livre gode sans plus de God, livre oraison et scènes de combats intimes dans une langue écorchée, rapiécée, en équilibre sur le déséquilibre du réel intérieur et extérieur. Co-créateur avec la biologiste Leo Palmeira du spectacle-conférence La nature contre-nature (tout contre), performant de la poésie slam sous le nom de Nestor, expérimentant le cabaret sous le nom de Josie, intégrant le collectif de cabaret queer « Not Allowed- Glitter’s Time », comédien, chanteur, Camille Pier explore du dedans le « Je est un autre » et place sa création sur la crête des devenirs — devenirs iel, tigre, pierre. Chants de douleur, de colère, de contestation des normes, des assignations genrées binaires, urgence de la libération qui se cherche des issues, cheminement conjoint d’un corps qui élargit, excède l’anatomie et d’une langue qui se réapproprie des territoires de l’oralité : l’androgynie est tout à la fois brandie, excavée, construite, balancée dans une prose qui conspue l’arnaque, les grenouilles de bénitier, les chairs emprisonnées. Continuer la lecture

Le glaive et la prière : les Templiers

Arnaud DE LA CROIX, Les Templiers. Des croisades au bûcher, Racine, 2022, 168 p., 25 €, ISBN : 9782390252054

de la croix les templiersDans ce livre-somme, l’historien, spécialiste du Moyen Âge, le philosophe Arnaud de la Croix réinterroge l’ordre religieux et militaire des Templiers auquel il a déjà consacré de nombreux essais. Approchant la matière historique par une méthodologie du questionnement, il retrace l’avènement de cet ordre dans les années 1118-1120, au moment des croisades, son expansion, sa montée en puissance avant sa chute, deux cents ans plus tard. L’Histoire est affaire de regard, de mise en perspective, d’enquêtes policières et de traversée des légendes qui entourent les faits. Dressant l’échiquier du monde européen et asiatique du Moyen Âge central, Arnaud de la Croix lie la création de l’Ordre du Temple au mouvement des croisades dont il compose une milice chargée de reconquérir la Terre sainte. Lorsqu’en 1095, le pape Urbain II prêche la première croisade et appelle les chrétiens d’Occident à venir en aide aux chrétiens d’Orient, la première expédition aboutit à la prise de Jérusalem. C’est dans ce contexte politico-religieux, dans cet antagonisme spirituel entre le christianisme et l’islam que doit se comprendre la fondation de cette nouvelle forme de chevalerie chrétienne. Continuer la lecture

Christian Dotremont et Régine Raufast, « jockey du vent »

Un coup de cœur du Carnet

Christian DOTREMONT, La reine des murs suivi de Lettres de Christian Dotremont à Régine Raufast, Illustrations de Pierre Alechinsky, Postface de Stéphane Massonet, Fata Morgana, 2022, 88 p., 15 €, ISBN : 978-2-37792-117-1

dotremont la reine des mursLes éditions Fata Morgana nous donnent à lire ou à redécouvrir une pépite poétique et amoureuse sculptée par Christian Dotremont au début des années 1940. Alors qu’âgé de dix-neuf ans, il gagne Paris afin de rejoindre les surréalistes, il fait en 1941 la rencontre fracassante de la poétesse Régine Raufast qui deviendra sa « Nadja ». L’amour incandescent, illimité, explosif a pour nom Régine, à l’époque amante de Raoul Ubac, qu’il fréquentera durant deux ans sous la lumière du paroxysme. Dans le poème La reine des murs, tout n’est qu’élan, vibrations d’un feu intérieur plus âpre que celui courtisé par Breton. Davantage qu’une muse inspiratrice, la jeune femme est une révélation existentielle, l’incarnation d’un amour impossible placé sous la magie du chiffre 23. « Je l’ai rencontrée le 23 avril 1941, à 5 heures, je l’ai quittée le 23 mars 1943, à 5 heures : 23 mois avaient passé. C’est à cause d’elle que je ne fais plus de poésies » écrit-il après le suicide en 1946 de celle qu’il surnommait, entre autres dénominations saisissantes, la reine des murs. Continuer la lecture

L’univers carcéral en Nouvelle-Calédonie

Chantal DELTENRE, Camp Est. Journal d’une ethnologue dans une prison de Kanaky Nouvelle-Calédonie, Postface de Marie Salaün, Anarcharsis, coll. « Les ethnographiques », 228 p., 16 €, ISBN : 9791027904440

deltenre camp estEthnologue, écrivaine, autrice de La maison de l’âme (Editions Maelström, 2010), Chantal Deltenre livre dans Camp Est un journal de terrain qui évoque la mission d’observation ethnograhique en milieu carcéral dont elle a été chargée. Étrangère à la culture kanak, au monde calédonien et extérieure à l’institution pénitentiaire, elle côtoie durant un mois le « Camp Est » situé sur l’île de Nou, une prison de Nouméa dont elle décrit et analyse le fonctionnement, les cercles de violence physique, structurelle, sociale, symbolique, mais aussi les enjeux et l’impensé. Le récit est avant tout celui d’un dépaysement, d’un saut dans un monde doublement inconnu (culture kanak, monde mélanésien et espace carcéral), d’une attention à la dimension coloniale de l’institution pénitentiaire. Toujours placée sous la souveraineté de la République française, la Nouvelle-Calédonie a très tôt été conçue par la France coloniale comme une terre de bagnes sur laquelle expédier les détenus de droit commun ou politiques (quatre mille Communards, dont Louise Michel, furent transférés dans des pénitenciers calédoniens). Ce qui frappe Chantal Deltenre, ce sont les suicides des jeunes détenus, la composition de la population, à majorité kanak (90% de détenus kanak, presque toujours issus de quartiers défavorisés, de squats), la minorité de prisonniers caldoches, d’origine européenne, la crise identitaire, psychique que l’enfermement induit. Continuer la lecture

Les visages de la pensée libérale

Un coup de cœur du Carnet

Bernard QUIRINY, Le club des libéraux, Ed. du Cerf, 2022, 352 p., 24 € / ePub : 14,99 €, ISBN : 978-2-204-15085-9

quiriny le club des liberauxÉcrivain, auteur entre autres de Contes carnivores, Le village évanoui, L’affaire Mayerling, Vies conjugales, critique, professeur de droit à l’Université de Bourgogne, Bernard Quiriny nous embarque dans un récit virtuose qui, par les vertus d’un art des dialogues, expose les fondements, les principes, les évolutions de la pensée libérale. Traversé par l’érudition et l’originalité, ponctué d’humour, Le club des libéraux réussit haut la main la gageure de mettre en scène les deux grands courants de la pensée libérale — les libéraux jurisnaturalistes dans le sillage de Locke et les utilitaristes du côté de Bentham —, de rendre toniques et passionnantes leurs controverses autour de la place à conférer à l’État, du lien entre libéralisme et défense de l’individu, de l’acception de la liberté à l’intérieur de chacune de ces deux macro-tendances. Continuer la lecture